La publication des courriers inédits entre la mère de Claude Simon et sa famille, de 1914 à 1916.
Le 27 août prochain, il y aura cent ans jour pour jour que le capitaine Louis Simon était tué d’une balle en plein front à Jaulnay, dans la Meuse. Quelques semaines plus tôt, en plein été, aura été commémoré le centenaire de la déclaration de ce qui deviendra la Première Guerre mondiale, la première guerre qui a bouleversé de fond en comble la bonne conscience que jusqu’ici les hommes avaient de leur humanité. La grande histoire a meurtri les destins, s’est incisée en lettres de sang dans l’histoire individuelle de chacun et, ici, au cœur de ce livre, dans la vie de Suzanne Denamiel, l’épouse de Louis Simon. Le 27 août 1914, Claude Simon, qui n’avait alors encore que dix mois, perdait son père. Plus tard, quand il sera devenu l’écrivain mondialement reconnu par le prix Nobel de littérature, la mort de son père n’aura cessé de hanter son imaginaire. Elle aura été l’une des pierres d’angle sur laquelle il aura construit ses romans.
En 2013, la naissance de Claude Simon a été célébrée dans plusieurs événements marquants. Je rappellerai l’exposition au Centre Georges-Pompidou et les Journées culturelles à Arbois (Jura) sur les lieux mêmes de l’enfance et de l’adolescence de Louis Simon, là où, enfant et adolescent, son fils reviendra régulièrement passer ses vacances.
En mars 2014, Les Impressions Nouvelles ont fait paraître un livre unique. En photo, sur la couverture, une scène de campagne ; un jeune homme, regard tourné vers lui-même, est assis par terre dans un champ aux côtés d’une jeune femme souriante. La photo est en noir et blanc. La pose paraît un peu convenue. Il n’en est rien, en fait. Les lecteurs découvrent au fil des pages qu’il s’agit de Claude Simon et de Hiette, l’une de ses cousines assis côte à côte au Mas des Aloès, là où la famille Denamiel passait les mois d’été, non loin de Perpignan (un document précise à sept kilomètres). La photo est à elle seule une entrée dans le livre. À elle seule, elle pique la curiosité du lecteur qui, chemin faisant, ne sera pas déçue.
Cette photo faisait-elle partie du « don fabuleux », selon le mot de Mireille Calle-Gruber, qui a présidé à la naissance de ce nouveau livre sur Claude Simon ? Un jour, Mireille Calle-Gruber, après la publication de sa si riche biographie Claude Simon. Une vie à écrire, a reçu par la Poste les courriers conservés par la famille maternelle de Claude Simon et échangés entre 1914 et 1916 (début de l’année 1914 quand Louis Simon, son épouse et leur fils, le jeune Claude étaient encore à Madagascar) entre Suzanne Denamiel-Simon, la mère de l’écrivain, et quelques membres proches de sa famille.
Le « fabuleux » expéditeur de ce « don fabuleux » a pour nom François Buffet, petit cousin de Claude Simon, qui cosigne le livre. Sans sa générosité, le miracle de ce livre, comme les lecteurs souvent avides aimeraient qu’il en survienne tous les jours, ne se serait pas produit. C’est grâce à la générosité de François Buffet que Claude Simon, la mémoire du roman est une collection unique, inédite, vivante d’archives, de traces, de mise en écho subtile de ce que Michel Butor appelle dans sa préface la « littérature dormante », et des romans les plus célèbres de Claude Simon, L’Acacia,s La Route des Flandre, ou encore L’Herbe. Collection de documents uniques, le livre ne renonce pas pour autant à l’exigence scientifique.
Pour nous lecteurs, le don se double, en effet, de celui de la préface de Michel Butor. L’écrivain a lu les lettres que Suzanne Denamiel a échangées avec sa famille. Leur lecture a fait remonter à sa mémoire les souvenirs d’enfance intenses, douloureux, sans pathos, du « parler silencieux » de sa mère, devenue muette, qui écrivait chaque jour, pour aussitôt le détruire, le quotidien. Cette « inscription et destruction », comme la nomme Michel Butor, était le seul moyen de communication entre sa mère et la mère de celle-ci. Michel Butor ne se livre pas ici à une analyse de génétique textuelle. Tel n’est pas son propos. Il analyse le statut de la chose écrite s’inscrivant dans une tradition familiale dont témoignent ces lettres écrites dans le circuit fermé de la famille, sans aucune intention de publication et qui demeurent le plus souvent dans une « zone de non-publication ».
Ici, le lecteur, qui les découvre, mesure qu’elles sont la matière vive du roman, l’« œuvre familiale de l’écrivain », qui confèrent aux personnages leur « historicité ». Michel Butor appelle cette littérature familiale la « littérature dormante », qui s’oppose en quelque sorte à la « littérature publique » et qui, ici, donne au lecteur, non ce qui serait la résolution de l’énigme de la création des romans chez Claude Simon, mais bien davantage le désir d’avancer dans l’inconnu de l’œuvre, de tenter, vainement, mais qu’importe, de « reconstituer quelque chose qui s’échappe perpétuellement », d’en considérer l’« ombre spectrale », comme le dit si justement Michel Butor, et dont les « ruines » du passé portent à jamais la trace.
En contrepoint à la préface de Michel Butor, Mireille Calle-Gruber interroge le statut de l’archive « plus ample que la mémoire », dit-elle justement, et invite le lecteur à découvrir tous les documents reproduits dans le livre, non comme des pièces à l’écart de l’œuvre, ou seulement comme son terreau fertile, mais comme se fructifiant les unes les autres. Les lettres et les photos ne se comprennent bien, ne prennent toute leur importance, que parce que les romans en portent la trace, leur assignent une place dans l’archéologie de la mémoire et en font saisir la profondeur.
L’analyse que fait Mireille Calle-Gruber des courriers modifie quelque peu l’angle de vue des romans. Ainsi, le portrait de sa mère, que Claude Simon donne dans ses romans, est plus sensible, plus nuancé, aussi. Si elle apparaît bien toujours au travers des courriers comme la veuve survivant constamment dans le deuil, folle de douleur, entièrement figée dans le souvenir congelé de son époux, ses lettres à sa famille, alors qu’elle est en vacances chez les tantes Simon à Arbois, la montre soucieuse de la santé de son fils, inquiète dès qu’il a la moindre maladie (les dents, une maladie éruptive), et déterminée à trouver en elle-même et dans la prière la force de s’occuper de Claude, seule consolation à son malheur. Sa souffrance est poignante, comme en atteste sa lettre à sa sœur Jeanne, écrite le 22 août 1915 des Planches : « Est-ce l’approche du douloureux anniversaire, est-ce ce mois d’août de l’an passé que je revis jour par jour, est-ce mon séjour aux Planches qui, malgré tout, ravive tant de tristes souvenirs, bref, je suis plus désespérée que jamais. Je n’ose regarder l’avenir sombre qui m’attend. »
Le lecteur mesure également ce qu’a pu être l’« intensité tragique », comme le note Mireille Calle-Gruber, de l’insupportable attente de la nouvelle de la mort, en septembre 1914 ; mort au fil des jours, tour à tour confirmée, démentie, au cœur des courriers échangés entre la mère de Claude Simon, sa sœur Jeanne, ses filles Louloune et Hiette, et son mari Henri, cherchant par tous les moyens des informations fiables, se voulant rassurant, mais conscient que cette guerre, qu’on avait annoncée comme éclair, risquait de durer des mois. Mireille Calle-Gruber rapproche cette incertitude insupportable, vécue en 1914 par la mère de Claude Simon, de celle qui se lit en filigrane, beaucoup plus tard, dans la description, sur fond de récit à jamais incertain, de son père tout juste mort, « plus vivant que mort, bien que mort, encore ‟chaudˮ, ‟adosséˮ, ‟paisibleˮ », comme le souligne Mireille Calle-Gruber, figure, en quelque sorte, ajoute-t-elle, du « Dormeur du val » de Rimbaud.
Dernier trait remarquable ; mais le livre en contient bien d’autres. Mireille Calle-Gruber met en lumière une parenté quasi littéraire entre Claude Simon et sa mère. Celle-ci a, en effet, dès 1914, après la confirmation du décès, commencé à rassembler des documents destinés à l’armée et justifiant à ses yeux sa demande d’attribution à son époux de la Légion d’honneur à titre posthume. Claude Simon, dans ses recherches préliminaires à l’écriture de L’Acacia, écrit au Service historique de l’armée de terre pour obtenir des renseignements précis sur le 24e RIC, le régiment de Louis Simon, qui sera décimé durant le premier mois de la guerre. Mireille Calle-Gruber écrit : « Claude Simon reconduit et prolonge le geste de Suzanne : il en fait un travail d’anamnèse, s’efforçant de restituer le récit incertain de la fin du capitaine. » Elle reprend, enfin, la très belle expression de « Lumière cendrée », titre d’un texte de Pascal Quignard, publié dans Improvisations sur Mireille Calle-Gruber (2013). La lumière cendrée, terme qu’utilisent les astrophysiciens, est pour l’écrivain Pascal Quignard « la signature, dans l’espace, de la vie sur terre ». Cette métaphore, juste et sensible, suggère ici la lumière diffuse que renvoie sur les romans de Claude Simon la « littérature dormante », comme elle a précédemment éclairé de sa lumière diffuse l’imaginaire de l’écrivain.
La voix de François Buffet se mêle dans l’ouvrage à celles de Michel Butor et de Mireille Calle-Gruber. Comme Claude Simon, François Buffet a vécu rue de la Cloche-d’or à Perpignan, dans l’hôtel particulier des Denamiel, au temps où les deux sœurs Simon, les tantes de Claude, Louise et Artémise (la fameuse tante Mie de L’Herbe), y vivaient elles aussi, réfugiées là depuis la débâcle de 1940. François Buffet évoque avec humour Artémise un peu raide ayant l’« allure d’un parapluie fermé », accueillant toujours avec joie les visites que leur faisaient François Buffet et sa sœur Colette. Il raconte sa découverte fabuleuse des fameuses lettres de famille, éprouvant cependant « l’exaltation coupable du profanateur de sépulture ». Il évoque quelques souvenirs de famille rendant plus sensible encore la vie qui se poursuit dans les lettres et les photos que le livre reproduit.
Bref, Claude Simon, la mémoire du roman joint avec bonheur la rigueur scientifique de l’analyse et le réservoir émouvant de pièces inestimables jusque-là inédites, pour approcher de façon plus sensible encore l’œuvre de Claude Simon. Le livre témoigne également de la vitalité des recherches les plus récentes conduites sur l’œuvre de notre Prix Nobel. Mireille Calle-Gruber y a inclus en particulier la généalogie paternelle de l’écrivain en intégrant les informations que lui ont procurées Brigitte Chazerand, une de ses petites-cousines arboisiennes, et Marie-Claude Fortier qui conduit un travail de recherche aussi rigoureux que passionné dans les archives départementales et diocésaines du Jura. Enfin, le livre reproduit, outre les courriers (fac-similés et transcription), de nombreuses photos de la famille paternelle et maternelle de Claude Simon, et de lui-même tout petit, puis plus grand. Un livre à lire