Un diaporama orientaliste des idées romaines sur la « folie » doublé d’un jugement peu informé de leurs auteurs.

« La folie à Rome » est un sujet alléchant, une promesse audacieuse de penser l’altérité (la « folie ») dans le dépaysement (Rome), et dans le sillon de la monumentale Histoire de la folie à l’âge classique de Michel Foucault, à laquelle toute histoire de la folie renvoie irrésisitiblement. Fort de ces préjugés, le lecteur qui s’attaquerait à La folie à Rome de Roland Brunner pourrait être fortement déconcerté.

Dans cet ouvrage, après une mise au point historique et conceptuelle, Roland Brunner entend présenter successivement (1) la pratique médicale et la pathologie à Rome, (2) les conceptions religieuses, traditionnelles et philosophiques sur les souffrances de l’esprit, et (3) l’œuvre du « grand Galien ». Il en ressort que l’objet de la préoccupation de Roland Brunner est plus étroit que ce que pouvait laisser penser le titre, et qu’il s’agit en réalité de confronter le discours « médical » et le discours « philosophique » portés sur les souffrances de l’esprit du IIe s. av. n. è. au IIe s. de n. è.. Si le sujet n’est pas neuf en soi – puisqu’il a déjà été largement traité par la désormais classique Maladie de l’âme de Jackie Pigeaud   – ce nouveau petit livre par un auteur psychanalyste annonce l’ambition d’apporter un nouvel éclairage herméneutique – celui de l’appareil conceptuel freudien – et de le raccrocher plus étroitement aux realia de la médecine et de la pathologie à Rome. Si tel est bien l’objectif de départ,  la réponse apportée ne laissera pas d’étonner.

Par l’éclatement formel du propos de Roland Brunner en une infinité ahurissante de chapitres, d’abord, puisque certains ne consistent qu’en deux phrases et qu’ils dépassent rarement l’espace d’une page. Or cet éparpillement qui permet d’atteindre rapidement les 200 pages est à l’image du fond, puisqu’il s’agit finalement d’un chapelet de récits anecdotiques, exotiques et emiettés sur les conceptions que pouvaient se faire les Romains – en réalité les auteurs latins et parfois grecs de l’époque classique – sur différents troubles de la pensée et du comportement. A cet égard, un certain nombre de développements sur les égoûts de Rome, sur la vivisection ou encore sur la morale sexuelle des Romains semblent plutôt justifiés par une curiosité antiquaire ou par un besoin de chapitres et de pages que par l’économie de la recherche et de la démonstration. Dans sa forme, ce livre surprend aussi par l’absence de référence aux sources et de bibliographie, quoique ces lacunes apparentes pourraient après tout correspondre à des choix rédactionnels ou éditoriaux, si on ne les soupçonnait pas de dissimuler une information superficielle.

Mais au-delà de ces questions « de forme », certains éléments de méthode sont d’emblée plus génants. Sans doute ne peut-on pas réserver l’étude du passé à un corps de spécialistes en exigeant de toute enquête que son auteur maîtrise la langue des documents qui en donnent connaissance, ce qui n’est visiblement pas le cas ici   . On peut aussi éventuellement tolérer quelques conjectures, l’inexactitude de certaines affirmations et même quelques contresens, qui mériteraient tout de même d’être posés de manière moins péremptoire   . Mais le propos devient plus franchement contestable lorsqu’il entend poser un diagnostic rétrospectif sur des auteurs convoqués dans la patientèle de Roland Brunner bien que disparus depuis deux millénaires en ne laissant guère comme trace de leur existence que des textes s’inscrivant dans des traditions littéraires et intellectuelles aussi puissamment conditionnantes que négligées par l'analyste. On apprend ainsi que Caton, Lucrèce, Cicéron, Sénèque et presque tous ceux dont le nom tombe sous la plume diagnostique de Roland Brunner étaient autant de paranoïaques, d’hypocondriaques   ou de malades sujets à la « dépression névrotique majeure »   , dont l’œuvre philosophique ne serait en définitive qu’un vivier de symptômes.

Doit-on, dès lors, considérer la philosophie romaine comme une sorte de manifestation morbide élaborée et collective ? Comme une verbalisation de type analytique par des portes-paroles des névroses romaines ? L’idée, après tout, aurait de quoi séduire, si elle était soutenue par des arguments et d’autres formes de preuves que des postulats doctrinaux organisant une grille de lecture. A ceux qui l’ignoraient, le livre de Roland Brunner apprendra que « la folie » à Rome renvoie à une nébuleuse de troubles sans unité dont les Romains percevaient clairement la diversité, et dont la thérapeutique suscitait déjà des débats dont les querelles modernes semblent être un lointain écho. Pour ceux qui souhaiteraient en comprendre les ressorts et les articulations, une histoire culturelle de la folie à Rome reste à écrire. En attendant, on pourra toujours relire la véritable enquête de Jackie Pigeaud, décidément indépassée