Une histoire de l'interprétation musicale sans nuances, qui ravira les baroqueux fanatiques plus qu'il ne convertira les 'égarés', malgré ses mérites.
Il pourrait s’agir d’un ouvrage universitaire classique, publié par Oxford University Press, avec tout l’apparat critique requis, notes et bibliographie kilométriques. Mais Bruce Haynes, un des pionniers du hautbois baroque , surprend par sa vigueur polémique, comme il réjouit par son absence d’inhibitions, parfois déroutante, cependant.Le retour du baroque
La fin du baroque annoncée par le titre n’est qu’une malicieuse antiphrase, un constat de triomphe : les baroqueux sont en train de gagner la guerre idéologique qu’ils ont livrée à l’établissement musical depuis un demi-siècle, et il est donc temps de commencer à réécrire l’histoire de la musique de leur point de vue. De fait, au concert, non seulement plus personne ne conteste aux baroqueux le droit de jouer Bach et Mozart comme ils le font, mais on entend toujours plus d’interprètes internationaux bien établis mettre leur réputation en péril en remettant leur jeu en question . En musicologie, la réécriture de l’histoire a déjà commencé, jusque dans le très respectable New Grove ; la synthèse de Haynes enfonce le clou.
L’auteur n’a peur de rien : le mouvement baroque est une "révolution permanente" ; Dolmetsch et Landowska, des prophètes ; Leonhardt et Harnoncourt, des messies ; les baroqueux néerlandais (les frères Kuijken, Frans Brüggen, Anner Bijlsma …), des disciples ; l’auteur lui-même se considère sans doute comme un évangéliste. Tout ceci agacera prodigieusement les adeptes du "style coincé" , interprètes ou universitaires, mais ne diminue guère les mérites de l’ouvrage.
Haynes commence par distinguer trois périodes de l’histoire de l’interprétation : dans l’ordre, l’époque romantique (de quelque part dans le XIXe siècle à environ 1920-1940), l’époque moderne (de 1920-1940 à nos jours), et l’époque baroqueuse (des années 1960 à nos jours). Renonçant à raisonner, comme on l’a beaucoup fait, avec des témoignages littéraires , il se justifie exclusivement par d’abondants extraits discographiques, bien connus des spécialistes, mais peu du grand public , accessibles en ligne sur le site d’OUP grâce à un mot de passe . La démonstration est implacable : nous savons, car nous pouvons l'entendre, que les derniers représentants du style romantique avaient un jeu tout à fait opposé à celui du style moderne , qui l’a rejeté comme étant de mauvais goût. Haynes a alors beau jeu de dénigrer les modernes sur leur propre terrain, celui de l’interprétation des œuvres du canon, c’est-à-dire les œuvres du XIXe siècle, avant d’en tirer toutes les conséquences pour les œuvres antérieures.
Attaques et contre-attaques
Supporter Furtwängler contre Toscanini n’a rien d’original, mais Haynes ne fait pas que rallier les interprètes romantiques à sa croisade contre le style moderne. Il attaque de front les mythes romantiques, partagés, cette fois, par les interprètes romantiques et modernes : la musique absolue, le progrès en art, le culte du génie, le fétichisme du texte , l’asservissement de l’interprète, le concert comme cérémonie ritualisée… Et de multiplier les analogies entre les pratiques musicales du XVIIe et du XVIIIe siècles et la musique libre du XXe siècle, essentiellement le jazz, mais aussi la pop.
La thèse, ou plutôt le mot d’ordre de Haynes, est le retour à une conception rhétorique de la musique, telle qu’elle était pensée aux âges dits baroque et classique ; il entend mettre à bas la dictature de l’originalité de l’artiste, qui conduit à la sclérose et à la soumission du musicien au compositeur, ou plutôt à son substitut, le chef prétendument interprète, au profit d’une démocratie de l’art, plus vivante et plus confiante dans le talent de chacun, notamment à improviser et à composer . Ce qui suppose, on le devine, une nouvelle révolution dans l’enseignement de la musique. Mais comparer avec le plus grand sérieux le mouvement baroqueux à la seconda prattica (p. 122), à une renaissance de la rhétorique musicale, a quelque chose de ridicule, non seulement dans l’outrance de la formulation, mais aussi dans le caractère purement réactionnaire de l’idée. On a beau savoir que les révolutions se prétendent toujours retour à un ordre antérieur, on voit mal comment l’histoire supporterait une telle analogie.
Nuances à la trappe
Bruce Haynes, de manière plus générale, ne s’attarde pas sur la complexité historique. Il ignore les prémices du modernisme, évidentes dans la France du XVIIIe siècle, avec son canon, son véritable répertoire, sa discipline d’orchestre, etc. . Il ne mentionne pas plus la persistance réelle, quoique inavouée, de la rhétorique dans la musique romantique – seule une certaine musique formelle, au milieu du XXe siècle, a osé couper tous les ponts avec l’art du passé. Plus grave, Haynes ne fait quasiment jamais mention de la musique contemporaine, ni des relations qu’elle entretien avec l’interprète, pour le moins plus complexes que les seules brusqueries stravinskiennes. La résurrection de l’improvisateur-interprète est souhaitable, mais est-on vraiment sûr qu’il ait disparu avec l’époque de Rachmaninoff ?
De plus, si l’on ne peut qu’approuver l’entreprise de libération de l’interprète du XXIe siècle, on sera plus sceptique sur les quelques exemples de musique nouvelle en style ancien fournis par Haynes. Il semblerait que n’importe qui ne puisse pas composer comme Vivaldi, finalement.
Enfin, sur ce qui est le cœur de son propos, l’analyse rhétorique de la musique, Haynes est bien léger. Il se contente en fin d’ouvrage d’un catalogue de figures convenu et de quelques lectures pas très convaincantes ; il paraît plutôt attaché à justifier ses propres interprétations discographiques, qui appartiennent à un style d’interprétation lui-même révolu , qui, tout à sa lutte contre l’aplatissement du phrasé, prétendait articuler la musique en donnant le mal de mer aux auditeurs.
C’est donc, somme toute, un ouvrage attachant pour tous les gardes rouges de la révolution baroqueuse, et une synthèse très claire pour quiconque s’intéresse à l’histoire de l’interprétation – si tant est que l’on puisse encore parler d’un tel sujet, puisque la frontière hermétiquement close entre la composition et l’interprétation relève de l’idéologie romantique. Mais par son arrogance et son manque de nuances, cependant, il ne sera pas à mettre entre toutes les mains ; il risque plus de fâcher définitivement ceux qui croient encore que le jeu de Glenn Gould ou que les hurlements inarticulés de nos sopranes lyriques ont quelque chose à voir avec une émotion musicale – ce dont nous convenons – que de leur révéler la vraie foi.
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crédit photo : Sendesaal Bremen/flickr.com