Un livre-manifeste qui prône le retour à une véritable éthique républicaine, s'appuyant sur des figures historiques et morales.

Historien de la République, spécialiste de l’affaire Dreyfus à laquelle il a consacré sa thèse, co-directeur, avec Christophe Prochasson, d’un Dictionnaire critique de la République   ayant comblé un vide, Vincent Duclert conduit dans cet ouvrage une réflexion qui semble se démarquer de ses nombreuses contributions académiques, d’abord en raison d’un titre-programme, aux accents mobilisateurs, voire enthousiastes, susceptible de rendre le projet équivoque. S’agit-il d’un essai borderline entre politique et histoire ?

Sans éluder la crise que connaît l’idée républicaine, au contraire, l’auteur propose en effet résolument de « réinventer » la République en France en se réappropriant sa « constitution morale ». Du fait de cette dernière expression particulièrement frappante, l’incitation formulée avec gravité et détermination court le risque de passer pour une docte allusion à la « République exemplaire » prônée depuis 2012, mais, depuis lors, tellement mise à l’épreuve, qu’une réinitialisation s’imposerait de façon drastique, à laquelle l’ouvrage pourrait contribuer dans un registre spécifique.

Les engagements politiques en tant que citoyen, peuvent être, après tout, pleinement motivés et même induits par le travail de l’historien sans que cette articulation ne compromette la rigueur de celui-ci, d’autant que l’essai s’appuie, en l’occurrence, sur plusieurs études déjà publiées, ainsi que sur des séminaires menés au Centre d’études sociologiques et politiques Raymond-Aron.

Suscitant des doutes légitimes, le verbe « réinventer » n’est-il alors que le doublon enchanté de « refonder » qui s’est récemment imposé dans la sémantique politique, notamment à propos de l’école, sujet également primordial pour Vincent Duclert ?

Les citations de Charles Péguy, ardent dreyfusard et philosophe éminent de la « refondation » républicaine souscrivant sans réserve à l’idée de « constitution morale »,   permettent de lever cette ambiguïté dès l’Introduction, même si des critiques explicites du quinquennat de Nicolas Sarkozy émaillent aussi l’argumentation, tout en l’interprétant comme le point d’orgue une décennie dite de « brutalisation » de la République qui a été inaugurée par « le choc du 21 avril 2002 ».

Refonder la République est donc bien le projet que poursuit Vincent Duclert en restant précisément un historien scrupuleux, engagé certes, mais contribuant aux travaux de recherche d’un domaine « normal » au sens épistémologique du terme. « Avancer l’hypothèse d’une constitution morale de la République » et « la valider par des preuves historiques », tel est en effet le propos de l’ouvrage qui, tout en s’adressant au-delà du cercle des spécialistes, puise sa légitimité et son intérêt de ce seul argument, pur de toute contamination idéologique. Pour situer le degré d’exigence que se fixe l’auteur dans cette entreprise néanmoins difficile, Marc Bloch forme la référence paradigmatique de «l’éthique de la connaissance » qui permet ainsi de revendiquer et d’attribuer des finalités civiques au métier d’historien.

Dans cette perspective, Vincent Duclert élabore une réflexion qui entrecroise constamment, sans jamais les confondre, deux registres hétérogènes, celui de la contribution de l’historien à la connaissance de la République et celui de l’engagement civique républicain nécessaire aujourd’hui. Sa propre démarche participe alors de ce que l’auteur désigne dans le premier chapitre, comme « le régime réflexif de la République », car elle témoigne, tout en se déployant, du rôle essentiel que doivent jouer les savants et chercheurs de toutes disciplines, les intellectuels, les professeurs, les artistes et les journalistes en faveur de la cause intellectuelle républicaine par excellence qui est de cultiver la liberté de l’esprit dans la recherche de la vérité. Tous les citoyens actifs et éclairés doivent aussi participer à la « constitution morale » de la République, puisque celle-ci dépend directement d’une forme de conscience et d’engagement du « corps civique » de la nation en faveur des droits et libertés des personnes.

C’est grâce à cette constitution qualifiée de « morale et civique » pour mieux la distinguer du registre politique à proprement parler, celui des gouvernants, des lois et des institutions, que s’assure et se réassure, selon l’auteur, la démocratisation de la République. Si les moments stratégiques que représentent l’introduction et la conclusion du livre déclinent plus précisément cette sphère de la « politique morale » faite d’engagements, de luttes sociales, de combats de corps et d’idées, c’est parce qu’il s’agit de la figure de proue de la réflexion de l’auteur faisant ainsi le lien entre passé et avenir républicains.

Paradoxalement, « Réinventer la République » fait d’abord plutôt écho à un « héritage », comme dit volontiers Vincent Duclert, mais moins celui de Péguy que de Jean Jaurès, dont le célèbre Discours à la jeunesse, prononcé au lycée d’Albi en 1903, assimilait toute l’histoire humaine à une « perpétuelle création » à l’image de la grande « nouveauté » démocratique, « l’invention » de la République par les révolutionnaires français. Réaffirmant la nécessité d’une énergétique républicaine, le titre choisi s’inscrit donc dans la filiation des hyperboles jaurésiennes. Dans le chapitre 2, Vincent Duclert développe les raisons pour lesquelles Jaurès incarne l’idéal républicain, tel qu’il en a tracé les contours. En effet, le primat de l’idée républicaine fonde la philosophie et la vision politique qui conduisent Jaurès au socialisme, jusqu’à prévaloir sur l’adhésion au marxisme et au principe de la lutte des classes. L’articulation de la République, de la démocratie et du socialisme se réalise dans et par l’engagement du philosophe Jaurès dans la vie politique, dont Vincent Duclert tire l’argument inducteur de son projet intellectuel complexe et ambitieux qui se situe à l’intersection de la philosophie de la République dans sa version continentale, de l’histoire de l’idée républicaine et des Républiques en France d’un point de vue international, et, enfin, de l’histoire politique évoquée à travers des crises paradigmatiques (comme l’affaire Dreyfus, l’Occupation, Vichy ou la guerre d’Algérie) et de plusieurs grandes figures, plus ou moins connues (de Gaulle, Mendès France, George Boris, Louis Lévy, etc.).

L’auteur tente en effet de démontrer à la lumière de l’histoire que les idéaux de bien commun (la République), les droits et les libertés individuelles (la démocratie) et la valeur de justice sociale (le socialisme) ne se concrétisent que dans l’adhésion, l’implication, l’engagement, voire le combat des citoyens éminents ou anonymes. Une vision quasi héroïque de la « dignité civique » est ainsi avancée qui tranche d’autant plus fortement avec l’état de la société française actuelle, lucidement qualifiée de « fatiguée ».

Comme on le devine, l’essai en question pose en fait les jalons d’un chantier scientifique beaucoup plus vaste, nécessitant des coopérations interdisciplinaires. Cette dimension y intervient déjà cependant, notamment à travers le rappel et l’analyse passionnante de l’engagement de femmes exceptionnelles comme Marie Curie ou Mathilde Salomon, dans le combat pour l’éducation et la science indissociable de la République, auquel le dernier chapitre est en particulier consacré. En tout état de cause, la République ne se réduit pas à l’histoire politique, que ce soit celle des constitutions ou des révolutions, mais relève, à l’image de l’ouvrage de Philip Nord, Le moment républicain, traduit fin 2013 et préfacé par Vincent Duclert, d’une recherche aussi culturelle et sociale, car il s’agit de comprendre la genèse d’un espace civique et laïc, et de courants d’émancipation intellectuelle et morale faisant contrepoids aux forces politiques établies.

La philosophie doit aussi retrouver toute sa place dans ce projet comme Vincent Duclert y invite fortement et à si juste titre : « La philosophie est en position de force pour construire cette réflexion et en définir le sens », affirme l’auteur avec une rare vigueur. L’histoire des doctrines et des philosophies républicaines dont Claude Nicolet a donné l’exemple magistral au début des années 80 ne peut néanmoins se développer aujourd’hui comme si les critiques particulièrement vives du modèle républicain émanant des sciences sociales et humaines n’existaient pas et n’atteignaient pas l’adhésion aux idéaux républicains.

Vincent Duclert s’appuie lui-même sur ce corpus ouvert et cette culture critique auxquels il a d’ailleurs contribué, non dans le but d’instruire le procès de la République comme s’il s’agissait d’une idéologie dominante, mais afin de construire cette approche « critique et réflexive » pour laquelle il milite en théoricien et qui entre nécessairement en tension avec les principes républicains. Mais elle en forme également, c’est tout le paradoxe, selon l’auteur, l’axe de renouvellement le plus prometteur. Il s’agit en effet de pouvoir à nouveau « imaginer » la République et cet imaginaire à « réinventer » ne peut être que démocratique, c’est-à-dire fondé sur ce que Mendès France appelait « la part du citoyen ». Clarifiant sa position à l’égard du « modèle républicain » et de la « tradition républicaine », l’auteur précise : « il est indispensable de prendre la notion d’«idée» moins comme un idéal que comme un ensemble de questions posées à la République par toute une société.»   . La capacité critique des citoyens se situe donc au premier plan de cet infléchissement de philosophie politique.

Peut-être faut-il prêter à l’auteur, avec le risque que comporte toute supputation de cette nature, le souhait d’une VIème République pour toute vision d’avenir ?

Une telle conclusion serait indéniablement très réductrice. Car tout en invitant à sortir d’un « républicanisme » figeant la République en un mythe à commémorer, Vincent Duclert veut revivifier le lien indéfectible de la République avec la diffusion des lettres, des sciences, des arts, et partant, de l’école et de la culture. Les nombreuses publications et les magnifiques discours de « politique morale » qu’il cite tout au long de son travail le démontrent amplement. Des réquisits culturels continuent donc de s’imposer pour fonder, refonder et exercer cette citoyenneté républicaine et démocratique.

Or, quelle est la place et la part des livres et de l’écrit en général, de l’argumentation et de l’éloquence dans l’école de la République afin de préparer cette culture politique exigeante ? Même réinventée, la République ne peut rompre avec ce que l’auteur nomme l’« esprit républicain » en reprenant une image forte de la tradition républicaine la plus élevée. Ainsi, la véritable question qui traverse l’ensemble de l’ouvrage est également la plus lancinante, celle de la transmission