Commissaire d’exposition, théoricien et historien d’art, l’américain Joshua Decter a rédigé de nombreux essais et projets concernant l’art vivant, dont cette édition française nous propose, en langue américaine, un large choix.  

Entre 1986 et 2012, le critique d’art new yorkais Joshua Decter rédige des articles portant sur l’art contemporain (en général aux Etats-Unis, mais aussi en Allemagne et en Grande-Bretagne). Ils sont rassemblés en 2013 et publiés aux Etats-Unis, puis repris tels quels dans cette édition française. Le titre n’est donc pas modifié d’une édition à l’autre. Il correspond d’ailleurs pleinement à l’idée déployée dans ces pages : l’art n’est pas une solution (à nos maux), il est un problème. Plus exactement, il est devenu un problème. Pourquoi ? Parce que, institutionnalisé, il ne se pose plus de questions et ne pose plus de problèmes à personne. Même l’art le plus critique relativement aux institutions est devenu atone. Et ce n’est pas tenir un discours cynique de le faire remarquer, ou d’en faire la critique – qui devient par là même une critique critique. Le philosophe américain Arthur Danto lui-même est appelé en renfort de la critique, puisqu’on lui doit l’idée selon laquelle l’art ne devient art qu’à partir du discours tenu par la communauté des spécialistes. Or les musées appartiennent à cette communauté. Donc l’art qu’ils acceptent de cautionner rentre bien dans leur cadre, puisqu’ils produisent eux-mêmes le discours qui légitime les pratiques contestatrices.

 
L'art assimilé au marché

Le critique Decter ne prétend pas donner une solution à cette situation selon laquelle les musées, les galeries et les espaces culturels font désormais toute la place à un art qui les critique, en en annulant la puissance. Là où l’art fut longtemps un art de l’intervention, de la participation et de la remise en question, il ne reste plus qu’un art institutionnel qui, au lieu de vouloir sortir du musée et de la galerie, ne cesse de cultiver « le désir de musée » (selon le titre, à double détente, d’une exposition datant de 1989, au Whitney Museum). Faut-il dénoncer le paradoxe d’un art intégré ou celui d’une société qui, devenue plus tolérante, fait de l’art un élément normatif de la vie sociale ? C’est toute la question posée par cet ouvrage qui ne se contente pas de la poser. Il la fait jouer dans le commentaire produit à partir des oeuvres rencontrées par le critique et analysées, à chaque fois, par ce biais : oeuvres de Mark Dion, Julia Scher, Louise Lawler, Renée Green, Hans Haacke, Daniel Buren, pour n’évoquer que quelques références.

Du point de vue de la critique d’art, et d’une critique qui étend son objet au commissariat d’exposition, aux pratiques culturelles, à l’architecture et à la ville, la question centrale posée par l’art contemporain ne lui semble plus être de tenter de définir, ou de ne pas définir ou de dé-définir (comme le veut un ouvrage célèbre de Harold Rosenberg) l’art à la lumière des pratiques contemporaines (critique des codes des musées, interrogation des spectateurs sur leurs positions politiques, généalogie de la colonisation par le truchement de l’art, déconstruction de la soi-disant neutralité des espaces du musée...). Si Decter prend la plume, c’est que la situation lui paraît plus grave que celle d’une simple incapacité à définir l’art : l’art est bien devenu un problème depuis qu’il est entièrement assimilé à la société et au marché. L’intégration de l’art aux sphères sociale, économique, idéologique et institutionnelle a un résultat certain : il n’est plus capable de poser des problèmes à ce système qu’il valorise, en définitive. En somme, répète Decter, l’art est un problème, celui de ne plus poser de problèmes. Certes, cela a un avantage, celui de vivifier le marché, de servir de moteur à de nouveaux emplois. Néanmoins, l’art ne remplit plus la fonction d’une pratique créatrice, il n’est plus capable de se mettre en question et de faire évoluer ses pratiques.

Cette pensée, insistons-y, ne repose pas sur un simple jeu de mots. Dans les pratiques artistiques répertoriées et examinées par l’auteur, il n’est plus question, de son point de vue, de résistance, de protestation, d’opposition, de polémique contre le pouvoir et l’autorité muséaux. En revanche, c’est maintenant la fonction du critique de troubler cet ordre des choses. Il doit révéler les contradictions de la situation des arts dans ce système global, il doit relever le défi de préserver un espace mental critique à l’intérieur de ce système, même s’il en fait aussi partie. Nul besoin d’être hypocrite pour cela. Mais il y faut de la vigilance, car la critique de la critique peut elle-même finir institutionnalisée.

 
L'art et l'institution

Dans ce dessein, Decter se réclame d’abord du même Harold Rosenberg cité ci-dessus. Quelles que soient les références de ce dernier critique, elles tiennent évidemment à son époque (il est mort en 1978), et il lui revient d’avoir scruté les contradictions de l’art au travers des concepts de « mort putative de l’art », de « dématérialisation des objets », de performance et de participation. Sa question était de savoir ce que pouvaient devenir les avant-gardes et la dialectique négative telle qu’elle provenait encore, à l’époque, de l’Ecole de Francfort. C’est au prisme de Rosenberg que Decter rencontre de nombreux autres auteurs (il cite : Baudelaire, Marx, Benjamin, Marcuse, Adorno...), mais surtout Jean Baudrillard, appréhendé notamment à travers son ouvrage Pour une critique de l’économie politique du signe (1972). Decter en retient cette leçon (à partir de laquelle il entreprend aussi la critique de la pratique d’Andy Warhol) : l’art ne pose plus de problèmes, parce qu’il est devenu un objet d’échange, et ne cesse plus de reproduire les traits de la logique économique et culturelle. Autant affirmer qu’une évidente complicité s’est instaurée entre l’art et les institutions. On comprend ainsi pourquoi Decter insiste sur un espace public en ruine, une spatialisation des expositions normatives, et les artistes (ce sont les trois premiers articles du recueil) qui se donnent pour objectif de questionner la fonction du musée, cette institution dans laquelle l’histoire officielle de nos cultures est muée en objets manufacturés (Michael Asher, Silvia Kolbowski).

L’ouvrage est organisé en sept chapitres, chacun contenant une dizaine de textes : articles, interviews, comptes rendus, critiques. Le premier chapitre est consacré à la critique des institutions, puis suivent : Aporie (l’art comme politique, la politique de l’art), Tout est social, Les arts et la ville, La non-dé-définition de l’art, Que voulons-nous des expositions ?, La voie du commissariat d’exposition. Ces sept chapitres dessinent un excellent panorama des dynamiques de l’art de toute une époque, lue et commentée par Decter. Les noms des artistes (ou groupes d’artistes) cités sont désormais bien connus : entre autres, Andrea Fraser, Liam Gillick, Peter Halley, Alfredo Jaar, Rirkrit Tiravanija, Krzysztof Wodiczko, General Idea... Ils accompagnent ces considérations sur les oeuvres par des références conceptuelles qui sont autant d’indicateurs sur la trame intellectuelle des pratiques artistiques de l’époque. Baudrillard et Rosenberg, bien sûr, nous venons d’en parler, mais aussi Fredric Jameson (largement cité dans un article à partir de son ouvrage Postmodernism, or the Cultural Logic of Late Capitalism) ou Hal Foster. Enfin, ils esquissent une surface de préoccupation dont notre époque n’est pas sortie.

La symbiose entre l’institution, les œuvres contemporaines et la critique d’art, articulée désormais autour d’une reconfiguration de l’opposition art/culture de masse en institution d’une société de consommation postindustrielle, est poursuivie dans le travail des artistes que Decter a choisi de commenter, du point de vue notamment de l’économie capitaliste tardive du signe. Ce qui l’intéresse, justement, est de repérer sans cesse les différents modes de la critique institutionnelle, et de réveiller la critique du commissariat d’exposition. La critique de l’institution est reprise ensuite au travers du travail d’Andrea Fraser, dès lors qu’il ne consiste pas à produire un objet, mais à réaliser une performance destinée à mener au jour le type d’investissement que le visiteur projette durant sa traversée d’une exposition, investissement d’autant plus typé qu’il concerne les institutions publiques. Les musées en effet participent de la sphère publique, et obligent à se poser la question de savoir moins à qui ils sont destinés, que de savoir pourquoi les « gens » viennent dans les musées. Qu’est-ce qui les y attire ? Qu’est-ce que le musée leur promet pour qu’ils accourent aux expositions. L’originalité des oeuvres ? Certainement pas, si l’on en croit le travail de Stephen Prina qui répudie ce terme, dont l’opposition simple avec la notion d’influence dévalue la prégnance ; ou si l’on suit la pratique de Heimo Zobernig qui dresse la critique joyeuse des conditions de désignation de l’art. Le rapport de l’art à la réalité ? Certainement pas plus, puisque des artistes comme Peter Halley, par exemple, ne cessent de montrer que le langage du néomodernisme est incapable de référer à un réel quelconque. Le réel n’est plus que simulacre (pour suivre le raisonnement, il faut conserver dans l’oreille la référence constante de Decter à Baudrillard).

Le souci de Decter se confirme de page en page. La difficulté est de trouver les bons critères pour évaluer la viabilité de l’art engagé politiquement ou de l’art critique. Les pratiques de cette forme d’art peuvent-elles transgresser réellement les limites normatives des institutions, alors que toutes les formes de transgression sont encouragées et régulièrement présentées au public ? Ces mêmes pratiques peuvent-elles quitter la sphère culturelle en question, en gardant la valeur art ? En fin de compte, ces pratiques peuvent-elles vraiment politiser à nouveau l’esprit public ? Decter étend un peu, à ce niveau, le champ de son analyse, en soumettant à ces questions l’art qui prétend introduire des interférences entre les cultures et l’art conçu à partir de projets interdisciplinaires. En s’appuyant sur les travaux d’Edward Said, Decter tente de produire des concepts propres à saisir l’impact de ces pratiques sur la constitution d’un espace potentiel de résistance qui ne finisse par, comme l’art marginal, absorbé par le mainstream. Comment penser en ce sens le travail du groupe danois Superflex (l’inondation de McDonalds) ou celui d’Emily Jacir (intervention publique sous forme de changement des noms des vaporetto, lors de la Biennale de Venise de 2009, en forme de mots en langue arabe, évoquant les échanges culturels et scientifiques entre Venise et le monde arabe, intervention interdite par la municipalité), ou encore celui de l’artiste libanais Walid Raad portant sur la déconstruction des systèmes idéologiques ?

 
L'art public

Sont ensuite passés en revue des travaux d’Alfredo Jaar, Sam Durant, Jill Magid, Harun Farocki, Rirkrit Tiravanija et Krzyztof Wodiczko. La logique du propos conduit alors Decter à poser la question de l’art public (art in public), défini par lui comme un art qui entre dans l’espace discursif des échanges idéologiques, sociaux et économiques. Le devenir public de l’art se déploie à travers le réseau de l’école, de l’université et d’autres réseaux sous la condition apparente d’une absence de profit. Cela dit, d’une manière ou d’une autre, l’art n’existe qu’en relation avec un public. Il se donne à voir dans des lieux qui sont fréquentés par un public. De telles institutions favorisent le développement des conditions de discours dans lesquelles l’art se légitime comme art, et acquiert sa légitimité.

Autant dire que Decter fait jouer habilement le terme « public » dans ses différentes acceptions : substantif et adjectif. Et lorsqu’il pense à l’art contemporain et à sa dimension d’intervention, il n’oublie pas de rappeler que l’art constitue une forme de pratique sociale, liée à l’espace social et au public. Chacun des actes artistiques qui se réalisent en dehors du territoire sanctionné de la culture officielle permet de constituer un nouveau public. Mais en dernier ressort, il n’existe pas d’art qui puisse être déclaré plus ou moins démocratique. Ce qui est démocratique, c’est la relation que l’œuvre entretien avec le processus social et politique. Ou pour parler plus concrètement, si l’art veut échapper à la récupération, pour prendre des termes plus habituels, il faut sans doute qu’il renoue avec les stratégies et les tactiques dérivées de la contreculture des années 1960-1970, affirme-t-il.

Même si Decter n’est pas du tout indifférent aux problèmes posés désormais par Internet, les réseaux sociaux, et l’art de rue. Mais peut-être finalement est-il plus intéressant de parler de l’artiste comme interlocuteur public que de parler d’art public ? C’est en tout cas une des propositions qu'il formulait, en 2006. D’ailleurs il ne va pas de soi que l’idée d’intervenir en public, dans l’espace public, en relation avec différents publics ait du sens. Qu’est-ce qui est alors public ? Qu’on le veuille ou non, il est désormais nécessaire de reconstruire le rôle public de l’artiste. Comme il est nécessaire d’éviter les mythes concernant le public, si l’on veut notamment remobiliser les activités artistiques pour les muer en une force de confrontation nouvelle avec des publics différents. L’artiste Ramirez Jonas, par exemple, explore la manière dont l’art devient public, dès lors qu’il entre dans des zones variées de contacts sociaux. Il ne cesse de déployer des objets, des sculptures, des installations dans des sites variés, en vue de provoquer la contingence de la créativité sociale, et de mettre au défi les modèles précaires de l’autonomie de l’art. Il bouleverse les hiérarchies sociales (à l’occasion d’une biennale) en échangeant une clef d’un visiteur avec une clef de la porte de la biennale, de telle sorte que le visiteur puisse la visiter en dehors des heures d’ouverture, à la manière d’un VIP.

D’une certaine manière, ce qui est curieux chez Decter, c’est cette confrontation permanente qu’il organise entre des références assez « sages », prises le plus souvent dans le modernisme (Donald Judd, General Idea) et les études portant sur les travaux des contemporains, cités ci-dessus par exemple. La différentielle, impliquée régulièrement dans ses commentaires, incite nécessairement le lecteur à se poser des questions et à s’interroger sur les dynamiques qui ont conduit à la constitution de l’art contemporain. Symptomatiquement, l’artiste Andrea Zittel assume assez bien une transition qui consiste à prendre pour objet la volonté de rendre notre vie viable (modèle contemporain) en cherchant des confluences entre art, design et architecture (modèle moderniste). Dans ce dessein, elle établit un bureau des services, dans lequel elle propose des objets conçus par elle afin de faciliter sa propre existence, et dont le public peut imiter la facture.

 

Decter nous donne encore largement matière à penser, notamment vers la fin de l’ouvrage, sur les questions du « désir d’art » et du « désir de biennale » qui sembleraient mouvoir beaucoup de nos concitoyens et qui devraient être étudiés de près. Mais penchons-nous, pour terminer ce compte rendu, sur une seule question à laquelle Decter tente de répondre parce qu’en fin de compte, elle justifie toute son entreprise critique : que veut-on de l’art de nos jours ? Est-ce que nous sollicitons d’autant plus l’art de nos jours que notre existence est plus vide ? Parfois, affirme Decter, « j’ » aime l’art pour sa manière de défier toutes formes d’autorité. Ce qui nous renvoie à une ancienne configuration du désir. « Je » souhaite uniquement « me » laisser déstabiliser par l’art. Ce qui intéresse dans l’art, c’est sa manière de bousculer les conventions, sa manière de déstabiliser les institutions, de fabriquer du trouble dans l’existence, de donner du plaisir et de nous permettre de penser différemment. L’art devrait donc toujours aspirer à être aussi extrême que possible