Dans ce bref livre, l’auteur essaie de rectifier les propos diffusés et entretenus par un certain nombre de personnalités publiques dans lesquels l’Islam apparaît comme une menace et l’ennemi contre lequel la société doit s’unir. Il veut rétablir la vérité contre certaines thèses présentées comme des faits avérés.
Dans sa préface à l’édition française, J. R. Bowen, anthropologue réputé enseignant en France, en Angleterre et aux Etats-Unis, souligne que si l’Islam est bien « l’ennemi idéal »en Occident, c’est d’abord parce qu’il reste méconnu et que cette méconnaissance favorise la diffusion d’images effrayantes figurant des «barbus déchaînés campant résolument du côté du mal, (…) l’innombrable progéniture de femmes musulmanes terriblement fécondes (…) la multiplication des chaînes halal et des femmes voilées » (p.7).
Méconnu du plus grand nombre, l’islam devient une cible pour des hommes politiques qui cherchent des ennemis « peu susceptibles de réplique r» (p.8). Montrant comment ces clichés sont véhiculés par beaucoup d’hommes et de femmes politiques , l’auteur établit que ce qui fait la force de ces propos est leur inscription prétendue dans le registre du fait. La grande audience, et il semble que l’auteur ait bien le mérite de le souligner, c’est que le discours politique antimusulman prétend que l’Islam n’est pas un danger futur, mais que, subrepticement, les choses changent de telle façon que la réaction, si elle veut être efficace doit être urgente. Et de fait, puisque c’est dans ce registre que l’auteur inscrit son argumentation, ces images ont une certaine efficace, puisque l’auteur rapporte les résultats d’un sondage d’après lequel les trois quarts des Français estiment « que l’Islam est une religion intolérante et incompatible avec les valeurs occidentales » . Et c’est contre ces images fausses que l’auteur inscrit son argumentation. L’auteur indique l’objectif de son ouvrage, qu’il veut délibérément simple et factuel : « souligner les erreurs qui circulent sur le compte des musulmans dans les sociétés occidentales » . Autrement dit, John R. Bowen ne prétend pas répondre aux questions spéculatives sur la nature de l’Islam ou le « vrai » sens du Coran. Loin d’une impossible définition ontologique de l’Islam, ou la construction, en droit, d’une quelconque « essence » de l’Islam par variation eidétique, l’auteur se contente – mais sans doute est-ce le plus important dans la perspective d’une action efficace dans le monde – d’une rectification saine, de fait, sur la vie des musulmans en Occident.
Examinant dans le prolongement de ce constat certains arguments hostiles à l’Islam, l’auteur montre comment certaines institutions françaises semblent outrepasser leur droit en fonction d’un prétendu savoir, savoir qui n’est que le nom d’une ignorance lourde de préjugés. Ainsi il rappelle qu’alors que le Conseil d’Etat a fait valoir de 1989 à 2004 que les élèves avaient le droit de porter des foulards islamiques au nom de la liberté religieuse, garantie aussi bien par la Constitution française que par le droit européen, les partisans de la loi contre le port du foulard ont soutenu que ces élèves avaient besoin d’être légalement protégées de ceux qui voulaient les forcer à couvrir leurs cheveux, sans apporter de preuve de cette prétendue violence exercée à leur encontre. Quand en 2004 fut votée la loi interdisant le port de signes ou de tenues manifestant ostensiblement une appartenance religieuse, l’Assemblée nationale a fait fi des garanties constitutionnelles et européennes, sans réelle justification de cette action. Dans le même registre, quand le Conseil d’Etat souligna qu’une loi proscrivant le port de la burqa violerait les lois garantissant la liberté religieuse, l’Assemblée nationale a sollicité le Conseil constitutionnel qui a inventé « sans fondement juridique d’aucune sorte, l’idée selon laquelle les femmes qui portent un voile complet n’enfreignent pas seulement l’égalité entre les hommes et les femmes, mais mettent à mal le principe français de réciprocité et troublent l’ordre public » (p.15), arguant que l’idée de trouble à l’ordre public pouvait justifier une limitation de la liberté religieuse, dans une argumentation quasi lockéenne. De même, dans l’affaire de la crèche ayant licencié son employée parce qu’elle refusait de retirer son voile islamique, la cour d’appel de Paris a déclaré qu’on pouvait restreindre la liberté religieuse pour protéger « la conscience en éveil des enfants », argument qui ne repose sur aucune base juridique d’après l’auteur, tout comme cet autre, qui prétend que la crèche étant une « entreprise de conviction » avait le droit d’instaurer une « obligation de neutralité » . J. R. Bowen montre alors que ce qui est sous-entendu par l’argumentation de la cour d’appel, c’est que la laïcité est un " culte, équivalent – et opposé – à toute confession particulière ». Enfin, cette cours d’appel s’est appuyée sur l’idée d’une neutralité religieuse à même de « transcender le culturalisme ». Ces exemples mettent en évidence la volonté de personnes appartenant au monde politique ou juridique de restreindre des droits fondamentaux au nom d’arguments fallacieux et infondés. Ce constat ne peut qu’inciter à lutter contre ces images fausses et pleines de préjugés.
Dans l’introduction, intitulée « trouver un ennemi », l’auteur revient sur la permanence anthropologique du rejet de certains groupes par d’autres. Il est toutefois très dommage que l’auteur se contente d’allusions à la « psychanalyse » et à «l’anthropologie » (p.21) pour justifier cette idée. Un détour par des modèles de construction de l’identité collective aurait sans doute permis de mieux établir la constance de ce rejet qui semble sinon n’être que postulé. Rappelant quelques dates dans l’histoire de la construction d’une thèse défendant l’incompatibilité complète entre Islam et Occident, l’auteur affirme l’intérêt électoral d’une description de l’Islam comme force colossale hostile à l’Occident. De là, un rappel que « les idées produisent des effets » (p.26), thèse illustrée par des exemples courants, mais qui ne s’appuie – à nouveau – sur aucun édifice théorique.
De cette idée, l’auteur déduit la pertinence d’une lutte contre l’intolérance, qui se déroule en quatre chapitres destinés à combattre quatre thèses que défendent ceux qui diffuse des clichés faux sur les musulmans. Analysant les discours portant sur l’Islam, tenus par des personnes publiques, l’auteur remarque que nous sommes nombreux à imputer des motifs religieux aux actes des musulmans, même inconsciemment, alors que nous ne le faisons pas pour des personnes d’une autre foi, ce qu’illustre de façon fort efficace la comparaison de deux exemples : quand on dit « les musulmans représentent désormais x pour cent de la population carcérale » on tend à interpréter ce chiffre de diverses façons, on peut penser que l’Islam est la cause du problème, que les musulmans sont plus pauvres, etc.On peut également penser qu’il s’agit d’un énoncé purement factuel. Mais si on dit « les chrétiens constituent désormais x pour cent de la population carcérale », de nombreux occidentaux se récrieraient qu’il ne faut pas présenter les choses ainsi dans la mesure où le christianisme des détenus ne peut en aucun cas expliquer leur détention. La comparaison devrait nous faire sentir l’incongruité ne de pas tous toujours d’emblée rejeter les interprétations du premier exemple qui ne sont pas seulement factuelles. (p.30-31) Le premier chapitre vise à établir que lorsque les leaders politiques accusent le « multiculturalisme » d’avoir freiné l’intégration des musulmans et d’être la source des problèmes actuels , ils confondent « la diversité culturelle en tant que fait social, les affirmations relatives aux politiques migratoires et les théories politiques normatives ». De fait, à partir de la fin de la seconde guerre mondiale, les pays européens ont encouragé l’immigration de personnes venant d’Afrique et d’Asie, et parmi elles de musulmans. Il en a résulté une diversité culturelle et religieuse ; celle-ci est à distinguer des politiques adoptées par les Etats accueillant ces immigrés pour les intégrer (formation professionnelle, cours de langue du pays d’accueil, etc.) et qui ne peut être qualifiée de « multiculturalisme » que parce qu’elles reconnaissent les structures communautaires ethnoculturelles des personnes immigrées. Le troisième élément qui peut être visé derrière le terme de « multiculturalisme », c’est un ensemble de théories normatives et philosophiques ayant pour but de prendre en compte la diversité culturelle et religieuse .
Ces trois éléments différents et hétérogènes ne peuvent pas être associés rigoureusement sur le plan de la pensée, sauf à faire un amalgame infondé et pernicieux. Déconstruisant cette remise en question du modèle multiculturaliste, l’auteur met en évidence que derrière ce nom se cache souvent en réalité une critique de l’Islam, qui serait revêtue des beaux atours du politiquement correct et il illustre la pertinence de sa thèse à l’aide d’exemples tirés de la politique allemande, anglaise, française et néerlandaise.Le deuxième chapitre montre comment ceux qui soutiennent, en particulier aux Etats-Unis, qu’en Europe les musulmans vont prendre le pouvoir commencent leur raisonnement par cette faute manifeste d’attribuer à tous les membres d’un groupe une volonté identique de combat, autrement dit de faire de tous les musulmans des défenseurs sur-zélés d’un Islam conquérant prosélyte.
Dans l’abondante « littérature » décriant l’Islam, l’accent est mis sur les témoignages de femmes musulmanes tyrannisées dans leur milieu islamique d’origine . A cela s’ajoutent les écrits des tenants de « l’ébranlement islamique » qui décrivent une Europe assiégée par les musulmans. Ils s’appuient sur des arguments infondés. Souvent, ils affirment que les nouveaux immigrants (c’est-à-dire les musulmans) sont différents de ceux de « l’immigration pré-islamique » ; les « anciens » immigrés, blancs et chrétiens auraient partagé les mêmes valeurs et auraient été accueillis de bon cœur, tandis que les « nouveaux immigrants » dérangeraient les Européens. Bien que l’auteur balaie rapidement, et peut-être trop vite, cet argument, puisqu’il se contente d’une allusion à la collaboration en France et aux Pays-Bas dans l’arrestation des Juifs pour sous-entendre que les populations d’alors n’acceptaient pas les nouveaux venus, il faut combattre cette idée d’une ancienne immigration qui aurait été acceptée sous le prétexte qu’immigrants et autochtones auraient partagé suffisamment de choses pour que les premiers soient acceptés par les seconds, alors que les nouveaux immigrants seraient trop « différents » pour pouvoir être accueillis. Défaisons-nous de cette imposture, les immigrants n’ont jamais été bien accueillis et ne se sont jamais fondus, sans heurts, dans une société. C’est fausser la représentation de son passé que d’expliquer que les autochtones accueillent certaines bonnes personnes à bras ouverts, tandis que ceux qui sont mal accueillis ne méritent pas de l’être mieux, car ils seraient trop différents et trop dérangeants.
Une autre thèse qu’on peut rencontrer sous leur plume, est celle selon laquelle la culture ou la religion musulmane bouleverse les européens parce que les musulmans ne partageraient pas avec eux un commun « engagement en faveur des valeurs humanistes universelles » (p.76) . Comme le montre l’auteur, ces arguments révèlent d’abord un « 3 manque patent de sens historique » (Ibid.) : il y a encore peu, en Occident, l’homosexualité était loin d’être tolérée et les femmes n’avaient pas beaucoup de droits. Ce qu’ils révèlent ensuite c’est la réduction des divergences de pensées d’un groupe à une seule et même manière de penser ; on fait, en présentant l’Islam comme ceci ou comme cela, on fait comme si tous les musulmans pensaient de la même façon sur tous les sujets, alors que les autres groupes verraient en leur sein la possibilité d’opinions divergentes .
Les tenants de la « menace islamique » sous-entendent aussi que les immigrants musulmans ne peuvent pas s’adapter à leur pays d’accueil et qu’ils resteront, génération après génération, unanimement campés sur des positions hostiles aux réformes sociales engagées dans leur nouveau pays et n’ayant pour ambition que d’islamiser ce pays. De nombreux exemples concrets relevés par l’auteur montrent au contraire que les musulmans arrivent à s’intégrer et croient en la valeur des institutions de leur pays d’accueil.
De plus, l’argument selon lequel la fécondité des musulmans est plus élevée parce que ce serait un commandement du Prophète, argument qu’on trouve sur divers sites internet antimusulmans et qui prétend prédire que la France sera une République islamique pour cette raison dans moins de quarante ans, est absolument faux : avec les temps, le taux de fécondité des musulmans baisse en Europe comme ailleurs, et celui des femmes musulmanes nées dans les pays européens est plus faible : leur taux de fécondité rejoint presque celui des femmes non musulmanes.
Enfin, l’argument selon lequel de nombreux djihadistes proviennent de grandes villes européennes parce que les institutions islamiques présentes en Europe les invitent à la guerre sainte est tout aussi dépourvu de fondements que les précédents. Ces djihadistes étaient souvent bien ignorants de ce qu’était l’Islam et étaient plutôt des jeunes perdus. C’est du moins ce qu’affirme, selon l’auteur, un spécialiste du contre-terrorisme, qui ajoute que si, au contraire, les jeunes musulmans recevaient une véritable éducation religieuse, loin d’adhérer à la doctrine qu’on leur présente comme l’Islam, ils la rejetteraient car ils verraient en quoi elle lui est opposée. C’est plutôt en enseignant ce qu’est l’Islam, qu’en le stigmatisant de toutes parts, qu’on peut faire en sorte de dissuader ces jeunes du terrorisme .
Le chapitre trois montre la fausseté de l’argument qui dénonce le rôle et la prééminence de la charia en Angleterre. S’il existe en effet en Angleterre des conseils de la charia islamique, ces derniers permettent surtout d’établir des documents attestant la validité religieuse d’un mariage, ce qui permet éventuellement à une personne musulmane de se remarier religieusement.
Ces conseils ne délibèrent ou ne jugent que d’un point de vue privé et permettent aux musulmans de régler entre eux leurs différends, en référence à la charia s’ils le souhaitent. La création de ces conseils est soutenue par l’archevêque de Cantorbéry pour autant qu’ils ne portent pas atteinte à la loi britannique. Or, ces conseils sont, dans les discours antimusulmans, considérés comme la preuve que la charia règne en Angleterre. Mais, de fait, ces conseils ont moins à voir avec le droit qu’avec la tradition et ont souvent un rôle de médiateur ou servent à sanctionner – sur un plan exclusivement religieux, et non pas civil – les divorces. Et si certains contestent le droit de ces conseils à siéger au motif qu’ils promouvraient une vision dans laquelle l’homme est supérieur à la femme, la réalité ne corrobore pas ces dires. En effet, si certains conseillers adoptent des positions extrêmement conservatrices et patriarcales, l’auteur souligne que de nombreuses femmes détiennent des rôles importants dans ces conseils et que les avis rendus ne laissent pas transparaître cette supériorité masculine que les détracteurs de l’Islam veulent voir comme essentielle à cette religion. Analysant la portée de cette institution, J. R. Bowen montre qu’elle « suggère que la meilleure façon de promouvoir les intérêts des femmes ne passe pas par une restriction de la liberté religieuse, mais consiste à encourager le recours aux institutions judiciaires civiles parallèlement à une démarche auprès des Conseils religieux » (p.114-115).