À l’occasion de la réédition de Requiem pour une révolution , édité la première fois en 1989, nonfiction.fr a rencontré Robert Littell. Un badge à l’effigie de Barack Obama épinglé à la poitrine et un rendez-vous fixé place de la Bataille de Stalingrad comme pour signifier à la fois la fierté d’être américain et son intérêt pour l’histoire russe. L’ancien journaliste à Newsweek spécialiste de la Russie et du Moyen-Orient délivre un roman historique aux références chronologiques et politiques rigoureuses constituant un cadre dans lequel évolue le personnage Alexander Til, jeune juif révolutionnaire qui passe en 35 ans de stalinisme d’espoirs idéalistes aux désillusions face aux atrocités perpétrées par le système. Si le romancier de The Company retrace les événements bolchéviques avec précision dans une histoire fictionnelle, il était également l’occasion d’interroger ce russophile sur la situation actuelle du pays de Lénine, dans sa politique intérieure comme extérieure avec la récente annexion de la Crimée et les menaces qui s’amplifient en Ukraine. Un prisme aiguisé par une connaissance passionnée de l’histoire de l’ex-URSS.
NF: Dans Requiem pour une révolution, intitulé The revolutionist dans la version originale, la trame du récit porte sur l’éveil d’une conscience politique, puis de son déclin. C’est une histoire individuelle du héros Zander (surnom d’Alexander Til), mais n’est-elle pas universelle pour tous ceux qui ont cru au communisme en Russie à cette époque ?
Robert Littell : C’est une histoire universelle dans le sens où ce parcours a été très répandu. L’origine de tout cela se trouve entre les deux révolutions : celle de février 17 où les russes se sont débarrassés du Tsar et la révolution d’octobre où les bolchéviques ont pris le pouvoir. Entre ces deux révolutions, beaucoup de personnes se sont exilées, particulièrement les juifs pour échapper aux pogroms. Zander est l’un d’eux et part à New York.
Il y avait un journal légendaire là-bas, The Daily Forward, où une rubrique se nommait «Lettres aux éditeurs». Dans ces rubriques, un migrant russe y disait : «Chers éditeurs, tous mes camarades sont devant les barricades de Petrograd et versent leurs sangs pour soutenir la Révolution, tandis que je suis coincé à New-York et je n’ai pas assez d’argent pour me payer un ticket pour les rejoindre». La lettre se terminait par une exclamation : «Help !»
Peut-être que la centaine ou les milliers d’américains qui sont entrés en Russie à cette époque étaient des syndicalistes, des juifs, des socialistes, des communistes, surtout tous des idéalistes venus pour assister à une révolution dont-ils étaient persuadés qu’elle allait changer le monde. Et Zander représente cette vague de l’idéalisme qui entre en Russie pour construire un pays nouveau et un système différent et inédit.
Cette vague idéaliste semble mener au nihilisme dans le livre…
Tout cet espoir a été trahi. Peu à peu dans le livre, le héros comprend à quel point l’idéalisme d’origine a été trahi, à tel point qu’il devient opposant et assassin de ce système. Cette histoire couvre ce que j’appelle «le premier acte de la révolution bolchévique». Dans ce premier acte en deux temps avec Lénine puis Staline, on passe par la guerre civile, la collectivisation des années 20 / 29, la tragédie en conséquence dans les années 30, la guerre, puis la mort de Staline… Mais la révolution bolchévique aujourd’hui n’est pas finie!
Je ne sais pas si l’on aura une nouvelle révolution un jour en Russie car, je crois que la révolution originale est toujours en cours. Dans trois ans nous célèbrerons le centième anniversaire de la révolution bolchévique, et il y a une réponse très connue de l’ancien premier ministre chinois Zhou Elai questionné au sujet de la Révolution française et de son analyse historique : «il est trop tôt pour savoir quoi en dire». La même formule est vraie pour la Russie, la révolution, c’est un travail de longue haleine.
On peut considérer aujourd’hui Poutine comme le troisième acte. Le deuxième acte est alors celui du lendemain de la mort de Staline à la détente opérée par Gorbatchev à la fin de l’Union Soviétique. À sa façon, Poutine est un petit Staline qui cherche un troisième acte.
Avec l’invasion de la Crimée, les JO de Sotchi, on a l’impression que Poutine, malgré lui, délivre un aveu de faiblesse. Comment analyser ce troisième acte que nous vivons ?
Tout ce que Poutine fait c’est montrer la faiblesse de la Russie, et aussi la sienne en tant que dirigeant. Il a absolument besoin de créer des crises toutes les semaines pour dévier de la réalité sinistre nationale.
La Russie est un pays en déclin, son économie est en stagnation, et elle est dirigée par des mafieux oligarques qui élaborent une corruption vaste : il n’y a pas un seul Russe parmi les 140 millions qui ne sait pas que les 37 milliards dépensés pour cette comédie à Sotchi est revenue dans les poches de ces mêmes oligarques. Le problème aujourd’hui, c’est qu’il se trouve dans une faiblesse absolue, et comme dans toutes les dictatures, la réalité est déguisée.
Ce qu’il fait aujourd’hui c’est ce qu’a fait n‘importe quelle dictature qui s’émiette depuis toujours: distraire le peuple avec les «petites guerres», comme il l’a fait en Géorgie en 2008 en avalant ce que j’appelle les deux «zakouskis» [(«hors d’œuvres» ; «morceaux» en russe]) soit l’Ossétie et l’Abkhazie, sans référendum. Maintenant, c’est la Crimée avec cette espèce de référendum avec 76% de vote favorable au rattachement à la Russie. Quand j’ai entendu ça, j’ai pensé que l’on était en Corée du Nord… c’est ridicule.
Pourquoi la Russie continue-t-elle à faire peur à l’échelle internationale si le pays s’affaiblit ?
Elle fait peur à cause d’un terme connoté : la Russie procède par annexion. Tout le monde se rappelle que le mot allemand pour cette tactique est «Anschluss», pour les gens de ma génération ça fait écho à Hitler et de 1938 où il a pris de la Tchécoslovaquie. Aujourd’hui c’est beaucoup moins grave, les seuls qui sont vraiment ennuyés par cette situation sont les 300 000 tartares qui vivent en Crimée et qui détestent les Russes parce qu’ils ont été déportés par Staline. Si cela a été facile pour Poutine d’avaler la Crimée, cela va être difficile pour lui de la digérer dans sa globalité.
Avec cette situation, on a pu entendre parler de retour de la Guerre Froide, mais ce n’est plus du tout le cas. C’était une compétition entre deux idéologies, et il en existe aucune aujourd’hui en Russie, on pourrait tout au plus définir la politique comme un «léninisme de marché» ou «léninisme de corruption» : ce n’est pas un modèle universel.
La Crimée était déjà entre les mains de Poutine et il a commis une erreur stratégique monumentale. 60% était russophile, il n’avait absolument pas besoin de faire une invasion et un referendum bidon qui lui a fait perdre tout ce qu’il avait soit disant gagné comme «prestige» avec Sotchi. Et maintenant tout se joue avec l’Ukraine, mais ce serait un très mauvais calcul que d’envahir l’Ukraine, je pense qu’elle ne se laissera pas faire. L’armée rouge risque de se faire humiliée, rappelez-vous de la Seconde guerre mondiale avec la bataille contre la Finlande : cela a été un échec total, parce que c’était un petit pays comparé à la puissance de l’armée russe. Les Ukrainiens n’auraient «rien à perdre» à ce que la Russie attaque : Poutine aurait tout à perdre, surtout en cas de défaite, ce qui n’est pas impossible. Il ne va pas s’y risquer frontalement.
La Russie continue d’avoir une influence sur certains pays du Moyen-Orient également….
En ce qui concerne le Moyen-Orient, Poutine ne peut surtout pas soutenir les révolutions populaires, en Syrie il soutient un criminel de Guerre… Mais pourquoi dans le monde arabe comme en Ukraine est-il opposé aux soulèvements populaires ? Pense-t-il qu’il est le prochain ? Ces révolutions sont très dangereuses pour lui parce qu’il préside sous corruption et sur une stagnation démographique. Bien sûr il est populaire dans les sondages, mais n’importe quel dictateur peut augmenter sa popularité en faisant ces petites guerres, comme Bush l’avait également fait en Irak. Il faut se rappeler ce que Clinton disait lorsqu’il était candidat aux élections américaines : c’est l’économie, une fois tout le reste écarté, qui détermine la popularité.
Or, trois quarts des Russes ne vivent pas décemment, et pour illustrer le phénomène de corruption, j’aimerais mentionner un nom, celui de Robin Khabarov policier à Voranezh (situé entre le sud du pays et Moscou, ville où a été prisonnier le poète russe Mondelstam) depuis 18 ans. Il a récemment dénoncé à la fois des faits de corruption dans la police, et aussi de la torture. Devinez où il est aujourd’hui ? En prison, voilà la réalité de la Russie. Il en va de même pour ceux qui ont tagué les murs pour dénoncer les désastres écologiques de Sotchi. On a là les symptômes d’un pays en déclin : le grand défi il y a une vingtaine d’années comme aujourd’hui pour les Etats-Unis et l’Europe était de gérer le déclin de ce pays.
Avec tous ces facteurs, y a-t-il des risques de crises internes ?
Si l’Europe parvient à s’émanciper de la Russie en ce qui concerne le gaz les autres ressources énergétiques, les chiffres prévisionnels pour les 24 prochains mois semblent être de 30% d’importation en moins, ce sera un désastre pour la Russie, et alors il risque d’y avoir un soulèvement populaire… mené par les Pussy Riots! Je dis ça en rigolant, mais ces filles ont un courage fou et c’est le bout de l’iceberg ces gens de courage, imaginez les millions de personnes qui les soutiennent. Un autre détail que j’ai récolté, un symptôme d’une éventuelle révolte, est que beaucoup de riches russes achètent des appartements, des maisons, à Londres ou en France. J’extrapole surement, mais j’ai entendu parler d’une personne qui a acheté un château en France et n’y a jamais mis les pieds, ce qui est étonnant. À mon avis c’est pour avoir une porte de secours pour s’échapper. Qu’est-ce que voit les riches Russes que nous ne voyons pas ? Il y a cette poignée d’oligarques qui amasse les ressources. Sotchi en est l’exemple le plus récent. Au départ des Jeux, la somme était de 12 milliards d’euros, soit un budget inégalé dans l’histoire de l’événement. Mais au final, ils ont coûté 37 milliards. Quand les trois quarts du pays vivent dans la pauvreté, il y a de quoi de s’interroger