Une charge sans concession contre l’équipe au pouvoir… ou le cri d’alarme d’un banquier de gauche ?
Directeur général de la banque Lazard et propriétaire de puissants journaux , Matthieu Pigasse se dispense de toute flagornerie et s’émancipe comme banquier « de gauche » dans un essai au vitriol dont le titre-même est une attaque frontale contre le « président normal » : Eloge de l’Anormalité .
On pourra saluer le courage du personnage… ou rappeler qu’il a été conseiller ministériel de Dominique Strauss-Kahn et de Laurent Fabius avant de devenir le protégé d’Alain Minc et un riche homme d’affaires. Sa parole n’est donc pas neutre (ni gratuite).
Un réquisitoire contre le manque d'ambition de la gauche au pouvoir
Au moins reconnaîtra-t-on à Matthieu Pigasse le mérite de la franchise. Dans un chapitre intitulé « Bienvenue en Normaland », il dresse un portrait saignant de François Hollande et de son équipe gouvernementale, qu’il résume en une devise simple : « surtout ne pas bouger pour ne rien bousculer. » Difficile de faire plus tranchant.
C’est que, selon l’auteur, la ligne de fond du gouvernement est d’une banalité affligeante et d’un attentisme dangereux. Matthieu Pigasse réclame donc du courage, de l’énergie et de l’audace, tout en précisant que de telles vertus ne sont de toute façon pas celles de François Hollande ni de son équipe. Et sur cette base, le constat est sans appel et la sentence est cruelle : « nous pouvons craindre le pire quand il n’y a plus d’espoir. »
Un livre de recettes pour sortir de l’ornière
Vous l’aurez compris, l'heure est grave et des décisions urgentes doivent être prises pour sauver une France repliée sur elle-même et plongée dans une crise politique, économique et sociale. Et le directeur général de Lazard a bien quelques propositions à faire. La feuille d’une route d’une gauche réformiste ? Voire. S’il a bien été « de gauche » dans les cabinets ministériels de Bercy, Matthieu Pigasse s’est depuis longtemps éloigné du socialisme pour s’épanouir parmi les barons du libéralisme. D’où, peut-être, une certaine vision de la France.
De façon finalement très classique dans ce qui se veut un Eloge de l’Anormalité, le banquier suggère une réforme en profondeur de l'Etat, matérialisée par une réduction du millefeuille administratif et par la disparition des départements. Mais il propose surtout d’agir sur trois leviers : la durée du travail, qu’il faut augmenter , le niveau de formation de la population, qu’il faut améliorer, et l’effort d’innovation, qu’il faut accompagner en abaissant les charges des entreprises via l'impôt sur les sociétés. L’originalité n’est pas vraiment au rendez-vous, et les recettes proposées ne sont pas très éloignées de celles du Medef.
Un cri d’alarme pour une démocratie en danger ?
Mais l’essentiel est ailleurs. Selon Matthieu Pigasse, le message est clair. Car au-delà de la critique ouverte à François Hollande (et à l’ensemble de la classe politique française), « ce qui est en cause aujourd’hui, c’est l’existence même de notre système démocratique. » Rien de plus, rien de moins… Mais tout d’ambigüité, l’auteur remarque également que la démocratie ne garantit pas en elle-même et par elle-même le bien-être collectif et le fonctionnement harmonieux de la société. Alors faut-il s’inquiéter du chant du cygne ? C’est visiblement au lecteur de trancher. Et le banquier de conclure par une pirouette digne d’un mantra : « chassons la normalité, renouons avec l’exceptionnel. »
Alors, pourquoi ce livre ? Matthieu Pigasse dément courir après un maroquin ministériel ou un mandat politique, donc la question reste ouverte. De nombreux passages restent passionnants mais la finalité laisse perplexe, si ce n’est démontrer la vertu d’oracle du patron des Inrocks : sorti le 20 mars 2014, c'est-à-dire juste avant les élections municipales, l'ouvrage propose une réduction du coût du travail et la disparition des départements… deux mesures annoncées dès le discours de politique général de Manuel Valls devant l’Assemblée nationale le 8 avril, moins de 3 semaines plus tard !
Avec une grande habileté pour la promotion de son livre et de ses idées, ce livre aura en tout cas permis à son auteur d’être un invité permanent des médias pendant un mois et de débattre avec pléthore de parlementaires et de ministres… Mais compte tenu de l'appétence de Matthieu Pigasse pour l'achat de journaux « de gauche », il n’y aura bientôt plus que Le Figaro pour dire du bien de François Hollande