À travers une sélection d'essais peu connus, Jean Giono se révèle comme un penseur engagé contre l'industrialisation de la guerre et la consommation de masse, et pour une révolution paysanne.

La collection de poche « Les précurseurs de la décroissance », dirigée par Serge Latouche, vise à « donner une visibilité à un dessein qui cheminait depuis longtemps de façon souterraine » par lequel s’élabore en maints lieux un champ de réflexion attaché à « mettre au jour les principes et les courants de la société d’abondance frugale ». Les textes pacifistes et sur le « rêve paysan » que Jean Giono écrit à la période du Contadour l’enracinent à ce mouvement  

Giono le Provençal n’est pas un écrivain régionaliste. Ni un passéiste prônant le retour à la terre. Ce terrien raciné aux forces chthoniennes et cosmiques, inspiré par les éléments jouant dans la lumière, leur donnant chair et sensualité, est un homme libre, un penseur estimant le poids du ciel, du réel, du vivant. L’écriture, toujours subjective, est relation au monde ; le sien se relie à la civilisation des origines : à l’Hellade d’Homère, à Virgile, au monde méditerranéen, à la civilisation que l’écrivain a la charge de transmettre. Ici, maintenant, pour le « voyageur immobile », s’opèrent des noces avec les éléments, avec la nature présente. Lié à un monde de co-présences, de traces, de mémoire, il rêve une terre intemporelle réinventée, rédimée…

Pour ce panthéiste, le bonheur est dans le simple : une vie sobre et pleine exige peu, seulement l’essentiel. L’épicurien savoure l’instant, contemple les interrelations à l’œuvre dans ce monde qu’il nous faut ensemble réenchanter. Il veut inventer une modernité magique qui ne disqualifie pas le réel, concevoir un progrès qui n’asservit pas l’individu, ne le déshumanise pas dans la masse. Giono n’est pas un utopiste. Lucide sur la loi du marché, sur les menaces, les effets pervers, les conséquences à long terme, il sait le prix de ce que la société est en train de perdre. Perdu l’« humain, mesure de toute chose », c’est la place de chacun dans l’univers qui se perd, sa spécificité dans sa société, c’est la défection des liens personnels et familiaux, la décomposition dans le mouvement incessant. Giono parle à chacun, s’adresse à la conscience et au bon sens.
Il s’élève contre les illusions du scientisme et du progrès technique, du rêve matériel. Contre l’État, il refuse les formes du nationalisme et du collectivisme (qui en appellent au grand troupeau, aux masses), du militantisme. Il fustige la concurrence libérale et sa logique de guerre économique. Il dénonce la vanité de la vie citadine. Contre l’âge techno-industriel, il rejette « l’emprise du technicien sur le monde naturel ». Il s’insurge contre la déesse consommation, le règne de l’avoir, de la quantité, le culte de l’argent,

La terre n’est à personne : « Je ne veux pas de ce champ, je veux vivre AVEC ce champ et que ce champ vive avec moi, qu’il jouisse sous le vent et le soleil et la pluie, et que nous soyons en accord. Voila la grande libération païenne. » « Il faut libérer toute la terre », jouir des biens sans les posséder. Cela s’oppose à l’injonction biblique de domination de la terre et de ses animaux par l’homme, à la maîtrise cartésienne, à l’exploitation bourgeoise et technicienne de la nature, à la domination des corps. Matière et esprit sont inséparables. Sa morale (non chrétienne) veut renouer avec les joies corporelles et sensuelles, incarner la pensée comme espace de résonance, d’écoute du monde et non de la concurrence et des dualismes. Le pacifisme de la pensée doit concevoir l’alliance de la civilisation ou culture avec la nature. Le bonheur consiste à acquérir une joie intérieure sans se priver du corps.

Sa vision panthéiste, qui replonge les êtres au cœur du cosmos étoilé, dit aussi une perception tragique de la vie inspirée par la lecture des Grecs, côtoyant la Pensée du Midi. Giono a traversé l’expérience du désordre. L’expérience de la guerre a bouleversé l’homme, devenu pacifiste libertaire et « professeur d’espérance », prophète des vraies richesses et de la joie. Il a découvert ses racines à Belleville où il apprît à se méfier de la grande ville corruptrice ou assommoir.

Ses textes, qui accusent une certaine réalité du monde tel qu’il est, célèbrent une civilisation traditionnelle dans un bel élan amoureux vers ses chemins traversiers provençaux, vers ses paysans devenus les héros d’une nature gorgée de mythes, de forces de vie irrépressibles. Il dépeint des hommes libres, solidaires, reliés dans leur microsociété et avec le cosmos, les éléments. Chaque lieu constitué où les gestes et le travail des uns complètent ceux des autres est un monde en soi. L’éloge se double d’une dimension critique. Vivre réclame une vigilance, car l’homme (naturel sous le vernis du civilisé) « a toujours le désir de quelque monstrueux objet » poussé par ses désirs troubles, ses pulsions, ses envies, sa démesure. Contre l’ensauvagement, l’acculturation, le cycle de Pan décrit la reconquête de villages sur la nature inhumaine. La nature est belle et cruelle, destructrice et purificatrice ; l’homme en fait partie mais elle n’est pas l’homme. Pour ce révélateur d’une Provence tragique, l’univers ne s’ouvre à l’humain qu’au prix d’épreuves difficiles, d’un cheminement initiatique (remontée à la source, passage par la bestialité, sentiment panique). Visionnaire et intercesseur du sacré, Giono célèbre la communion avec l’univers. Ce sont des manifestes écologiques avant la lettre que lance ce prophète de la décroissance mais pour une campagne lyrique, poétique.

D’une Terre promise, les temps ont fait un Paradis perdu. Alors, l’écrivain s’adresse aux paysans   qui sont les derniers à pouvoir lutter, vivre du fruit de leur travail. Giono assigne un rôle dans l’Histoire à celui qui nourrit l’humanité. Connaisseur de son environnement, le paysan a le sens de la loi naturelle. Tout en ayant vocation de produire, nourrir, conserver, soigner, entretenir la terre, il donne forme au paysage et humanise la sphère villageoise en de petites sociétés en relation, autosuffisantes, libres. Se suffire à soi, vivre en liberté, rechercher l’autonomie dans une communauté autogérée par le bon sens : cela suppose des hommes et des temps de paix, et un sens du partage et des solidarités.

Le paysan s’oppose à l’homme de la foule, extérieur, à l’homme exproprié de lui-même, dénaturé. Entouré d’artifices, de prothèses, dépendant, il est privé de ses ressources propres. Pour mettre son bonheur dans l’être et non l’avoir, pour vivre dans un pays libre, il faut résister aux dictats. Assistant à la disparition de la vie pastorale en Provence, Giono pressent derrière les promesses de liberté, de richesse, de modernisation, la disparition de la civilisation paysanne qui harmonise un monde. L’abus de pouvoir guette. Pour exister, le monde paysan doit résister par le travail, la vie frugale, le refus de l’argent roi.
L’homme libre doit s’opposer à l’industriel, aux financiers, aux commerciaux soumis à toujours plus d’argent. Par la spéculation, l’exploitation, le monopole, la concurrence, ils entretiennent le « manque » et les besoins artificiels et aboutissent à la surproduction, au gaspillage, à la destruction, à la guerre. Ils y parviennent en asservissant ouvriers et chômeurs, en créant des besoins constants, en gérant la pénurie, en faisant une société de consommateurs qui ne sont plus sujets ni citoyens. Par son esprit terrien, Giono est-il plus proche des Travaux et des Jours qu’il n’est notre contemporain ?

Avec la consommation de masse, apparue à la fin du XIXe siècle, la réussite s’affiche en termes de croissance. Après la crise de 1929, puis le dénuement de 1946, avoir de l’argent devient la préoccupation. Avant la guerre, Giono s’adresse aux paysans, « aux Matinaux », selon René Char, à ceux dont il veut « éveiller » la conscience, leur force de décision en éclairant le rôle qu’ils tiennent dans l’Histoire. L’homme créateur qu’il appelle ne se réfère pas aux mots d’ordre, à l’État, mais à son bon sens, à sa conscience d’homme libre. Le processus de vie, d’individuation est une libération, un travail sur soi, par l’intermédiaire de la terre, des produits et des objets fabriqués, des savoir-faire inventés et transmis par lesquels un sujet se réalise. Mais la violence de l’État s’impose : la guerre, le déracinement, l’exil compromettent la vie rurale et paysanne et laissent la France exsangue et dans le dénuement. La mécanisation, les engrais, les pesticides sembleront alors les bienvenus. Or ces bienfaits accélèrent le processus de désertification des campagnes sans développer une réelle urbanité dans les villes à construire, à adapter au confort. La pénurie passée, les désirs matériels sont devenus illimités dans la sphère privée, avec la mode, l’automobile, les technologies, la maison. La Libération apporte le modèle Allié, le rêve américain du sujet qui se fait soi-même : l’empire de l’illusion – et contre lui, l’illusion collectiviste, des totalitarismes. Aujourd’hui surexponentielle, la croissance menace l’environnement, la santé, l’indépendance de choisir.

L’expérience du Contadour avec les étudiants venant de toutes parts, de 1935 à 1939, l’appel à résister (désobéissance civile) et le pacifisme ont été arrêtés par l’Histoire. L’État français a dévié et falsifié les vues virgiliennes et épicuriennes de Giono précurseur de la décroissance. Sa vision du monde a une dimension panthéiste, sacrée. C’est une nature panique, où Pan régit par les forces vives, créatrices. Interrompre cet élan crée des maladies et désordres. Pour l’écrivain, qui se situe dans la lignée de Virgile, Melville, Thoreau, Whitman, Conrad, qui savent les dangers qui menacent l’équilibre naturel et social, il est bon d’observer et de préserver la nature, d’en connaître et sauvegarder les secrets et les merveilles.

Avancer c’est prendre du recul. Prendre en compte le passé, l’héritage des Anciens, de la culture, évaluer le progrès et les erreurs. Hériter et transmettre obligent certains retours. Vers les sources, les forces vives, le chemin qu’on a perdu. C’est aussi revenir à la mesure, à la bonté du sens. Giono est dans cette avancée là – par-delà nos aveuglements. Giono rêve, recrée une campagne d’ombre et de lumière, une Provence noire, profonde, mystérieuse rejoignant par maints aspects la « postérité du soleil » qui le lie en pointillés, avec Grenier, Camus, Char, Elytis, Seféris et d’autres penseurs de Midi.

La « pensée du midi », éclairant le propos d’Albert Camus pour sortir de l’absurde et tracer des limites face à la démesure du siècle, offre une possible alliance avec la nature, entre l’homme et son milieu. Cette forme de sagesse qui n’ignore ni la révolte ni la mesure, non réductible au Sud géographique, est un appel à dépasser la raison seule – car ni le réel, ni la connaissance ne sont que rationnels. Cette co-naissance visionnaire est liée au monde de l’imagination créatrice. Possible conjonction et réconciliation entre la sagesse humaniste et ce monde, elle inspire un gai savoir apte à renouveler le champ des possibles. Décroissance ? Giono le dit en ses termes, dans son style lyrique, son côté utopiste, en nous appelant, chacun et ensemble à résister. Voici une espérance et une expérience de retour à méditer, un choix de vie. La preuve d’un choix et renouement heureux tiendra dans la joie éprouvée, la santé et la vitalité recouvrées en bâtissant ici-bas notre demeure « à hauteur d’homme ».