En 1920, John Dewey rouvre le chantier de la philosophie, sans nostalgie pour les systèmes prétendument immuables.
La traduction de cet ouvrage date de 2005, pour une autre édition (il en existait d’ailleurs encore une autre chez Farrago, datant de 2003). La voici reprise en 2014. Le texte original, en langue américaine, a été publié en 1920. Après une longue période d’ignorance, son auteur de notre part, John Dewey (1859-1952) est désormais mieux connu en France, notamment grâce aux efforts de plusieurs traducteurs (Jean-Pierre Cometti, Joëlle Zask, ...) et éditeurs ou diffuseurs (Sandra Laugier). Richard Rorty, auquel nous devons la préface de cet ouvrage, dans cette édition, en fait une sorte de pierre de touche. Conseillant d’aborder Dewey par son biais, il précise que l’auteur y est alors au sommet de son art, et qu’il regroupe la plupart des idées centrales de celui-ci. De ce fait, ajoute-t-il, son lecteur se trouve à la croisée des chemins : ou bien, les idées proposées lui paraissent exaspérantes et il abandonne les autres ouvrages accessibles ; ou bien, il trouve de l’intérêt à ces développements, et il décide de se lancer dans la lecture des autres ouvrages. Actuellement, on trouve les principaux écrits de Dewey en langue française (Le public, Art et expérience, ...).
Le texte qui constitue l’ouvrage résulte d’une série de conférences données par l’auteur au Japon, en 1919. Et l’édition présente publie en tête une nouvelle introduction, de la main de l’auteur, datant de 1948.
Dans cette introduction, Dewey insiste d’emblée sur un point. Après tout, cet ouvrage ne devrait pas s’intituler "Reconstruction en philosophie" mais "reconstruction de la philosophie". C’est d’ailleurs sous cette inspiration que Sandra Laugier a fait paraître en 1999, un ouvrage de présentation de la philosophie américaine titré : Recommencer la philosophie. Mais pourquoi donc la philosophie devrait-elle être reconstruite, si par ailleurs ce thème de la reprise, reconstruction, réélaboration de la philosophie, n’est pas un moment constant de toute son histoire ? A la même époque, au passage, Dewey n’est pas le seul à entreprendre ce type de démarche. À dire vrai, les arguments sont équivalents à ceux que l’on retrouve à peu près partout (à la fois à l’époque, et dans l’histoire de la philosophie) : la philosophie dont nous héritons est figée, fermée sur elle-même, inapte à parler du monde tel qu’il va, ... Reste alors à savoir pourquoi ce recommencement est devenu nécessaire dans ce moment spécifique.
Ce que la philosophie dit du monde
Dewey s’engage globalement dans une voie épistémologique. L’état du monde est tel (n’oublions pas non plus les dates de référence, 1920 et 1948, pour la nouvelle publication, à quoi s’ajoute en quelque sorte 2014, pour cette dernière republication, quoique Dewey n’y puisse plus ajouter une nouvelle introduction) qu’il importe d’interroger la philosophie pour savoir ce qu’elle a à dire sur ce monde. C’est pourtant moins aux affaires politiques et sociales que pense Dewey qu’aux changements scientifiques. A propos de quoi il esquisse une analogie : de même qu’à l’aube de la modernité, les philosophes et les savants ont nettoyé la culture occidentale, en la débarrassant des débris cosmologiques et ontologiques qui avaient fini par s’incruster dans sa texture et sa structure intellectuelle et affective, de même les scientifiques, de nos jours, ont élaboré une méthode spécifique, une méthode d’enquête de portée si générale que l’on peut s’étonner de ne pas voir les philosophes s’en inspirer.
Cette méthode de connaissance est auto-correctrice, elle apprend de ses échecs comme de ses succès. Elle nous apprend à mettre au rebut ce qui ne fonctionne pas ou plus et à découvrir des choses nouvelles. C’en est le contenu spécifique, qui sert ici de moteur à la réflexion.
Or, poursuit l’auteur, la philosophie est incapable de prendre la même voie. Là où les sciences ne cessent de se remettre en question, la philosophie (au demeurant, ce syntagme est toujours un peu problématique parce qu’englobant, et ne désignant jamais personne – ce que certains traduisent par "la philosophie continentale", ce qui n’a pas beaucoup de signification non plus !) veut demeurer immuable. Et Dewey d’enfoncer le clou : "Chez les philosophes d’aujourd’hui, on ne croit pas vraiment que la philosophie ait quelque chose de pertinent à dire sur les problèmes contemporains" (en 1920, il faut toujours y revenir). Elle se contente de ruminer les systèmes du passé et de tenter de les améliorer. Elle privilégie la forme au détriment du contenu. Elle se satisfait d’érudition historique. Et ne cherche plus du tout à éclairer les problèmes auxquels l’humanité d’aujourd’hui est confrontée.
Plus largement encore, Dewey se penche sur la séparation entre sciences et philosophie dont on sait qu’elle fut, à une certaine époque, un acquis de l’histoire de la pensée et de la constitution des champs du savoir. Mais, comme beaucoup à l’époque, il se plaint, à juste titre, maintenant de cette division qui s’est vue gelée et autour de laquelle plus aucune recherche ne s’accomplit. Du coup, il est tout à fait justifié de préciser que "ce qui m’intéresse tout particulièrement ici, c’est de voir dans quelle mesure ce que l’on a dit des hommes de science affecte le travail philosophique".
C’est ainsi que se dessine l’axe de l’ouvrage. Il ne s’agit pas de porter un jugement sur la valeur des doctrines philosophiques du passé. "Il s’agit [...] de s’intéresser à la reconstruction, du point de vue du travail à accomplir comme du point de vue des sujets à traiter, pour donner à la philosophie d’aujourd’hui la vitalité dont ont fait preuve les systèmes philosophiques d’hier." En un mot, l’hypothèse présentée est la suivante : "les bouleversements qui, considérés dans leur ensemble, constituent la crise que connaît l’homme partout dans le monde et qui affectent tous les aspects de sa vie sont dus à l’introduction de processus, dans la conduite des affaires quotidiennes de la vie, de matériaux et d’intérêts dont l’origine se trouve dans le travail accompli par des physiciens aux cours d’enquêtes réalisées dans ces ateliers relativement distants que l’on nomme laboratoires. » Le trouble induit par ces travaux porte non seulement sur les institutions de la science moderne, mais surtout sur les croyances et les pratiques religieuses, puis sur le monde moral et le monde des idées. Il est temps de tirer des conséquences de tout cela, et de transformer la philosophie.
Au demeurant, Dewey refuse catégoriquement d’édifier un raisonnement nostalgique ou erroné. Il est hors de question de renverser les termes du problème et, par exemple, d’accuser les sciences d’être à l’origine d’un péril, au point qu’il serait nécessaire de les mettre sous tutelle. Nulle attaque contre la science, dans cet ouvrage. En revanche, il est bien question de changer la philosophie et nos morales. La reconstruction de la philosophie doit s’appuyer sur une double reconnaissance : les maux qui découlent aujourd’hui de l’introduction de la science dans le champ du quotidien sont bien réels, mais ils sont dus à l’immunité critique et scientifique dont a bénéficié l’éthique constitutive des vieux rituels institutionnels. Il est clair que, de ce point de vue, notre époque n’a pas modifié les principes moraux qu’elle a inventé jadis, alors que les sciences se sont transformées. C’est de cela qu’il convient de se préoccuper.
Reconstruire la philosophie
La démarche se déploie de la manière suivante. Après avoir déterminé un nouveau paradigme en philosophie, l’auteur détaille cinq champs de reconstruction : la place des sciences, le rapport de l’expérience et de la raison, les conceptions du rapport idée-réel, la logique, l’éthique. Il englobe ces cinq champs dans les deux dimensions d’une réflexion historique et d’une analyse des enjeux de cette reconstruction aujourd’hui.
En ce qui regarde la seule philosophie, ce qui inquiète Dewey tient en peu de mots. Elle est prise entre deux obstacles : d’un côté la subjectivité finalement close sur elle-même et de l’autre le dogmatisme dont on ne peut pas tirer grand chose. Elle en est arrivée à ne plus élaborer aucune hypothèse de travail. Et à ne plus pouvoir faire quelque chose de la rationalité qu’elle vise à déployer. A son encontre, Dewey se donne sans doute la tâche un peu facile en évoquant Bacon, et surtout la thématique de l’enquête qu’il lui emprunte. Passant de l’expérimentation – qui est active, interroge, collecte, attaque et modifie – à l’enquête – qui, elle, porte un regard critique sur les vérités reçues, met les paroles à l’épreuve, et réfute les dogmatismes – il montre à la fois comment l’esprit philosophique peut se réformer et comment il peut être bloqué. C’est bien ce pourquoi "la reconstruction doit [...] faire pour le développement de l'enquête dans le domaine de l'humain, et donc de l'éthique, ce que les philosophes des derniers siècles ont fait pour la promotion de l'enquête scientifique dans le domaine de la vie humaine, envisagée d'un point de vue physique et physiologique". En un mot, la reconstruction de la philosophie, de nos jours (1920) est donc bien une tentative pour défaire ce qui n’aurait pas dû se nouer et pour permettre aux aspirations baconiennes d’arriver à une "expression libre et sans entraves".
Ainsi Dewey en vient-il à la réforme des catégories signalées ci-dessus. Expérience, raison, esprit viennent en premier lieu. À propos de la notion d’expérience, on lira de près, en effet, le chapitre IV, dans lequel l’auteur s’attache à montrer qu’une autre conception est désormais possible. L’expérience, dit-il, a subi une profonde mutation sociale et intellectuelle par rapport à celle qu’elle était jadis. Il n’est plus question de la confondre avec l’apprentissage par essai et erreur, si on restreint l’expérience à cela. Dewey la pense comme une certaine capacité organisée d’action. Ce déplacement est connu, mais le lecteur le trouvera exprimé ici avec clarté.
Il est évident que cette reprise de la notion d’expérience ne peut pas ne pas avoir des répercussions sur les notions d’idée et de réalité. Un chapitre leur est donc consacré. Ce chapitre est orienté vers le souci de souligner qu’il est à la fois nécessaire et possible de soulager l’humanité des erreurs créées par la philosophie elle-même, notamment l’idée d’une réalité indépendante de toute possibilité d’évolution et de changement. Il s’agit là d’une ornière, comme chacun le reconnaît. Mais la philosophie peut désormais aller au-delà de cette conception des choses.
Insistons sur un dernier point. L’éthique. Elle fait l’objet d’un chapitre entier, tourné vers l’idée de mettre en œuvre une éthique vivante pour nos jours. Dewey règle en quelque sorte son compte à de nombreuses éthiques : des Grecs jusqu’à Bentham. Ce qui l’intéresse au plus haut point, c’est de penser un processus d’éducation éthique continu, qui accompagnerait l’ensemble de l’existence humaine, en devenant le levier de créations expérimentales nombreuses et variées.
On ne saurait trop insister sur l’importance de la remise en public de cet ouvrage. La question est moins de savoir si on "aime" ou non la philosophie américaine ou le pragmatisme. Elle est de comprendre que Dewey, entre les deux Guerres mondiales, participe d’un mouvement historique assez général conduisant les philosophes de l’époque à tenter de reconstruire un monde commun après les immenses douleurs des massacres de masse, et des crises qui s’ensuivent. On a tout lieu de puiser dans cet ouvrage – bien au-delà d’un bref commentaire de présentation - une des voies possibles pour une telle tâche, qui est loin d’être achevée