L’alliance des arts et de la géographie peut favoriser l’émergence d’un art critique, susceptible d’ajointer les dimensions critiques de l’art et celles de la géographie.

Ainsi l’artiste Angela Melitopoulos a constitué le groupe Timescapes, où figurent le collectif VideA d’Ankara, le cinéaste Freddy Vianellis d’Athènes, l’artiste et vidéaste Dragana Zarevac de Belgrade, et la vidéaste allemande Hito Steyerl, qui a filmé le sommet européen à Thessalonique. À ceux-ci il faut ajouter la professeure Ginette Verstraete, qui a accompagné le projet de Géographies transculturelles dès le départ, ainsi que de nombreux artistes et théoriciens qui ont contribué par leurs idées et leurs textes, ou qui ont participé à l’un des quatre séminaires du projet, à Amsterdam, Ljubljana, Istanbul et Zürich. Toute cette recherche est documentée dans un livre, et elle ressort de différentes manières dans les deux expositions du projet qui se sont tenues à Berlin en 2006 et à Barcelone en 2007.

D’un côté, les "objets" traités (l’oléoduc, le réseau de transports) doivent être lus comme des émanations matérielles du processus abstrait de planification par corridors, qui étend les infrastructures de la production capitaliste depuis les centres historiques saturés (la "zone A") vers les périphéries à investir (la "zone B"). Le Corridor X qui conduit vers la Grèce et la Turquie en fournit l’exemple parfait, avec son axe central et ses quatre branchements, ses 2 500 kilomètres de routes et de rails, ses douze aéroports et ses quatre ports maritimes ou fluviaux, le tout existant partiellement et demeurant partiellement à construire, via des partenariats public-privé d’une complexité redoutable. Le "X" désigne bien l’absence, le vide de sens de cette immense infrastructure, quand elle est vue depuis l’angle de sa planification. Le pipeline BTC, quant à lui, est désormais enfoui sous le sol – pour le sécuriser, ainsi que pour réduire sa surface médiatique. Il n’a été visible que pendant les quelques années de sa construction, lorsque l’artiste Biemann l’a filmé (et encore, il fallait le trouver sur le terrain, parce que la British Petroleum ne délivrait pas la moindre information à ce propos).

Mais on peut se demander si un tel projet peut jamais être "visible", s’il ne consiste pas véritablement en l’espace informationnel de coordination qui lui assigne ses fonctions réelles. Biemann pose cette question, en montrant l’image du pétrolier dans le viseur informatique ; mais elle détourne son regard en même temps, tout le long de l’oléoduc, pour entamer des conversations avec les ouvriers, les paysans, les experts, les prostituées, les réfugiés qui font l’espace de cette infrastructure, tout autant qu’ils sont faits par lui. L’autre côté du pipeline – tout ce qui n’est pas réductible à sa fonctionnalité abstraite –, affleure dans ce questionnement des gens que l’on rencontre, souvent des migrants, des personnes déplacées, qui savent ce que cela veut dire d’avoir à refaire un monde.

Et c’est ainsi que les altérités migratoires de la Zone B – "une zone de transitions, de devenirs processuels, de conditions politiques instables, de stratégies de récupération néocoloniales et d’historiographies antithétiques" – peuvent commencer à refluer dans l’espace imaginaire sursaturé de la Zone A


Bibliographie :

Enrico Castelnuovo, Carlo Ginzburg Actes de la recherche en sciences sociales Année 1981, Volume 40, Numéro 40 pp. 51-72.
Paul Claval, Géographie culturelle. Une nouvelle approche des sociétés et des milieux, Paris, Armand Colin, 2003.