De Picasso à Buren, de Balthus à Kapoor : l’art contemporain sur le divan du psychanalyste. 

D’où parle l’art contemporain ? Quels en sont les spécificités et principaux enjeux ? Que dit-il  du  monde ?  Ce  lieu  de  création,  si  protéiforme,  si  complexe,  ici,  sous  l’œil  et  plume  du psychanalyste Daniel Sibony, se révèle. 

D’abord,  l’art  actuel  rime  avec  rencontre.  Une  confrontation  presque,  le  temps  de l’observation  d’une  toile  ou  d’une  installation,  entre  deux  fantasmes ;  celui  de  l’artiste bien  sûr,  et  celui,  de l’autre  côté,  du  spectateur. Mais  si  pour  certains,  fantasmer  sous-tend l’idée de passivité, Sibony, au contraire, y voit une participation active, mobile et engageante. "Fantasmer  (…)  c’est construire par l’imagination des lieux d’être où on aime être avec d’autres"   .

L’œuvre alors redouble, "présentifie" un fantasme et la faille de l’artiste (trauma matriciel) ; le regard récepteur, lui aussi impregné de ses propres représentations et forgé par le travail de l’inconscient, s’accroche – ou non – à cet imaginaire matérialisé. De la brèche créatrice aux béances du spectateur ; du "je" artiste au "je" public : un mouvement, un voyage, une invitation ont lieu. Les études finales sur la danse reflètent d’ailleurs cette crucialité du mouvement.

De là, possiblement, un surgissement. L’éclosion, née de cet "entre-choc", d’une brèche, d’une faille. Face à un Rothko, ou bien déambulant dans une installation de Boltanski, point vraiment de frisson esthétique semblable à l’émotion procurée devant un paysage de Turner ou une Madone de Raphaël. "L’émotion est rare devant l’art contemporain"   . Plutôt un vertige, la jouissance de contempler les affres de la création, et du même coup, les apories de son existence.

Parmi la foule de cas concrets scrutés par Sibony (Picasso, Warhol, Buren, Richard Serra, Anselm Kiefer, Amish Kapoor…), l’exemple de la performance de Marina Abramović intitulée "The Artist Is Present", frappe. Pendant trois mois au MoMA de New York, l’artiste, assise dans une pièce du musée, a rencontré en face-à-face plus de 750 000 personnes. Chacun avec son bagage affectif, idéologique, là, durant quelques instants, à nu (rires comme larmes), partie prenante, acteur d’une création à la fois donnée et en train de se bâtir. "L'homme est mis face à la création déjà là en même temps qu’il est mis au défi de penser la sienne"   .

En ce sens, le concept de "vérité de l’œuvre" s’effrite. A contrario des positions classique et moderne (jusqu’à un certain point), l’art actuel s’attache non pas à révéler une quelconque vérité, mais bien plus à édifier des présences, à faire dialoguer des altérités. A la beauté-objet, aux vues globalisantes, au créateur messager, aujourd’hui, un refus de l’esthétique, une identité morcelée, un enjeu – ontologique et narcissique. "L’artiste classique ou moderne plongeait dans la Création et nous ramenait des nouvelles de son dieu, de son idéal, de sa vision, y compris de la nature (Corot, Cézanne) et du corps, celui de l’autre de préférence (Picasso avec le corps des femmes). L’artiste contemporain, lui, plonge dans (ou est capté par) la faille intrinsèque, ontologique, et il y va pour nous ramener des nouvelles sur la manière dont il la vit, dont il l’a ressentie et pensée."  

A propos de cet être-au-monde, l’art contemporain semble donc, selon Sibony, avoir doublé la religion. Elle qui, durant des siècles, se réservait la primauté des questions et des réponses, a cédé la place à l’effervescence narcissique de la création contemporaine. "C’est que l’art, tout comme les problèmes de l’existence, veut contourner les religions pour s’emparer de questions existentielles ou éthiques sur lesquelles elles étaient seules à régner"   . Illustration probante du phénomène : le marché de l’art (FIAC, enchères…) et la fréquentation des expositions (Monumenta…) explosent. Comme si, amateurs et créateurs, en manque d’autres, en manque d’amour, choisissaient de partager un temps leur vide, leur propre néant. Pour, hors de l’emprise d’un Dieu ou d’un dogme, sublimer leurs failles. Pour, loin d’un Ciel ou d’un Ailleurs, mais ici et maintenant, faire coïncider les "Je" et qu’enfin, advienne un "Nous"