Dans l'Italie de Mussolini et à la fin du régime fasciste, des témoignages et des correspondances illustrent l'admiration puis le malaise traversés par l'époque.

L’originalité de l’ouvrage de l’historien anglais Christopher Duggan, Ils y ont cru, ne réside ni dans son objet - l’Italie fasciste –, ni dans sa construction : il s’agit d’un récit classique, agréable à lire et qui s’embarrasse assez peu de considérations théoriques sur les origines et la nature du régime ou sur  la notion de  “totalitarisme” (terme né en Italie). La particularité de cet ouvrage est à chercher dans son sous-titre : Une histoire intime de l’Italie de Mussolini. Duggan a puisé la matière de son livre dans des documents pour la plupart inédits. Il s’agit de journaux intimes, de correspondances privées ou bien de lettres que, par milliers, des Italiens ont adressées directement au Duce et que son secrétariat traitait et conservait avec soin. À quoi s’ajoutent également les rapports de l’OVRA, la police politique du régime. Il apparaît alors que, même en tenant compte des problèmes d’interprétation que de telles sources peuvent soulever (autocensure, surreprésentation des catégories sociales les plus cultivées), le régime fasciste a fait l’objet d’un consensus assez solide et durable voire d’une adhésion massive et sincère chez un grand nombre d’Italiens, même après les moments décisifs qu’ont été l’assassinat de Matteotti, la promulgation des lois raciales, l’entrée en guerre aux côtés de l’Allemagne.

À la lumière de ces documents, on constate qu’il faut attendre les premières défaites militaires et les débarquements alliés pour voir se rompre le lien très fort unissant le Duce et les Italiens. Le fascisme se définissait non comme une doctrine politique systématiquement élaborée mais plutôt comme l’affirmation d’une volonté, d’une foi du même ordre que la foi religieuse. Son ancrage dans le sentiment patriotique né avec le Risorgimento, son identification à la figure quasi surnaturelle du Duce lui-même, tout ceci contribue à retarder durablement la prise de conscience de la véritable nature du régime, à en occulter les carences et les échecs (par exemple dans sa lutte contre la mafia en Sicile). Les requêtes directement adressées à Mussolini, souvent en le tutoyant (le tutoiement est plus immédiat en italien d’une part ; d’autre part l’emploi de la formule de politesse Lei avait été interdit par les fascistes à partir de 1938) révèlent que, aux yeux de nombreux Italiens, le Duce lui-même n’est pas tenu pour responsable des dysfonctionnements du régime. Aussi Mussolini est-il perçu comme l’ultime recours contre le fascisme lui-même ! Cette dissociation entre la personne du Duce et le régime qu’il dirige permet ainsi à l’espoir de se maintenir. On lui adresse des faveurs comme à un saint, comme s’il pouvait toujours intercéder pour modifier le cours ordinaire de la vie, redresser des torts, comme s’il avait le don d’opérer des miracles. Dans les lettres qui lui sont adressées, il est souvent comparé au Christ lui-même, à la figure du sauveur. Les carnets intimes de Clara Petacci, la maîtresse de Mussolini, attestent d’ailleurs qu’il finit par s’identifier à cette figure thaumaturgique et à perdre le contact avec la réalité en raison même du culte dont il fait l’objet. Cette identification du Duce au destin de l’Italie semble donc avoir été assez largement partagée.

L’autre élément que l’auteur fait apparaître avec force, c’est précisément l’appui que le régime a trouvé du côté de l’Eglise catholique et qui conduit à la signature des accords de Latran en 1929 qui mettent fin au long conflit qui opposait les autorités pontificales au gouvernement de l’Italie unifiée. Retour à l’ordre, lutte contre l’idéologie socialiste, politique familiale et nataliste, sur tous ces points, l’Eglise catholique s’accorde avec le fascisme, de même que celui-ci s’appuie sur l’Eglise. À chaque fois que Mussolini échappe aux attentats qui le visent, les prêtres célèbrent des messes dans tout le pays, et proclament que la Providence veille sur le Duce. L’encyclique de Pie XI, Mit brennender Sorge, qui condamne l’antisémitisme racial, ne débouche pas, selon Duggan, sur une opposition pratique au racisme officiel, à la mise à l’écart de citoyens parfaitement intégrés ni à l’aryanisation de la vie publique et des nombreuses entreprises. Il ne s’oppose pas au plus à l’antijudaïsme traditionnel de l’Eglise. Agostino Gemelli (1878-1959), le franciscain fondateur de l’université catholique de Milan, figure intellectuelle majeure du catholicisme en Italie, en arrive même à justifier cette politique contre le “peuple déicide”, lequel expie pour "l’effroyable crime” dont il est responsable.

Les derniers chapitres sont à la fois les plus dramatiques et ceux où le recours à ces sources intimes est le plus fréquent et le plus éloquent en dépit du caractère souvent emphatique et stéréotypé des déclarations de fidélité au régime. En même temps qu’ils relatent la faillite du fascisme, la défaite, l’occupation et la division du pays qui sombre dans la guerre civile, et pour finir, l’exécution sommaire du dictateur déchu, ils donnent à entendre la voix de ceux qui ressentent avec accablement la trahison de leur foi, la perte de leurs repères, la dislocation d’un pays qui se prétendait définitivement uni, conscient de sa force, régénéré par le fascisme. Le désenchantement est total. Le vide que ressentent ces témoins blessés d’avoir été trompés est à la mesure de leur foi au fascisme. Il s’y ajoute également un sentiment de honte car le passé est rapidement occulté. Rien ne l’illustre mieux que ce qu’éprouvent ceux-là même qui, opposés de longue date au fascisme, observent comment l’immense partie de la population retourne rapidement sa veste et acclame “sans honte ni remords” les nouveaux vainqueurs comme ils avaient acclamé le Duce quelque temps plus tôt. Ce qui prouve que le fascisme a échoué à forger cet homme nouveau, cet Italien qui ne se résume pas un “simple joueur de mandoline”.

Au contraire, ainsi que le constate avec amertume, Piero Calamandrei, dont le journal intime exprime l’aversion au fascisme, “nous ne changerons jamais [...] l’éternelle psychologie italienne qui consiste à attendre le salut des étrangers.” L’après-guerre apparaît d’autant plus désenchanté que, après la mort de Mussolini, l’Italie ne se livre nullement au procès du fascisme ni à un effort d'autocritique. Les nouveaux dirigeants se contentent de passer cet épisode sous silence. Les élites restent en place, la démocratie chrétienne redoutant davantage le communisme que l’héritage mussolinien. Une loi interdisant tout parti fasciste est bien votée mais elle n’est pas appliquée, favorisant la naissance, très rapide, d’un parti néo-fasciste (le MSI qui fera, longtemps après, alliance avec Berlusconi). Les criminels de guerre italiens (l’auteur rappelle combien la campagne d’Ethiopie a été brutale, caractérisée par l’utilisation massive d’armes chimiques et l’exécution systématique d’otages en guise de représailles) ne sont pas inquiétés. L’oubli est paradoxalement favorisé par l’attitude de la gauche qui a tendance à idéaliser les mouvements de résistance nés après l’occupation allemande en 1943 (le 25 avril date de la libération est devenu fête nationale). L’Eglise enfin, pour sa part, prêche un pardon dont elle est également la principale bénéficiaire.

La force de cet ouvrage est bien de s’appuyer sur ces témoignages, sorte d’accompagnement sotto voce. Le récit offre de ce fait un saisissant effet de réel. Le lecteur perçoit de l’intérieur les répercussions de la prise d’Addis-Abeba sur une jeune lycéenne, le malaise d’un adepte du régime à la suite de la promulgation de lois raciales, les conflits que le fascisme fait naître dans les familles. Le lecteur peut suivre des destins personnels, de modestes témoins sortis du silence et de l’oubli comme Carlo Ciseri, de Florence, dont le journal commence en 1915 pour se terminer dans les années 1980 ou bien encore Zelmira Marazio de Turin. Cependant l’auteur reconnaît que ses choix conduisent également à une vision particulière du fascisme, privilégiant les classes moyennes, urbaines et cultivées alors même que l’Italie demeure, durant cette période, un pays majoritairement rural encore peu alphabétisé. Combien de victimes sans voix du fascisme et de la guerre qui, faute de pouvoir exprimer et transmettre leurs pensées, leurs sentiments, leurs troubles ou leurs espoirs, ont été prises dans la tourmente, sont mortes sous les bombes et demeurent à jamais ignorées ?