"As-tu jamais fait un rêve, Néo, dont tu étais sûr qu’il était réel ?"

Comment fonctionnent les effets d’illusion et de manipulation perceptive dans le cinéma américain contemporain ? Quelles en sont le sens et la portée ? Dans L’ombre d’un doute, la philosophe Aurélie Ledoux interroge brillamment les enjeux philosophiques et politiques de films dont le succès populaire masque parfois l’ambiguïté du discours.


Une philosophie du trompe-l’oeil

Définissant en introduction un trompe-l’œil comme "un piège optique consistant en une assomption erronée de la réalité", l’auteur distingue les films où le héros est trompé (comme The Truman Show) et celui où c’est le spectateur lui-même qui est trompé (du type Fight Club) : la nature du leurre est différente, la seconde catégorie de films ne faisant plus le récit d’une duperie mais constituant plutôt "une manipulation-mystification opérée à l’intérieur de la subjectivité, mettant en jeu la croyance spontanée au visible et la valeur indicielle de l’image". Mieux, Aurélie Ledoux distingue encore trois niveaux d’illusion picturale qui se retrouvent également au cinéma : l’illusion perceptive (prendre l’image pour la réalité), l’illusion référentielle (croire en l’existence de ce qui est montré : une problématique qui se rapporte à la question du réalisme ontologique de l’image cinématographique chère à André Bazin) et enfin l’illusion fictionnelle (qui a un rapport à l’ontologie diégétique du film : ce qui passait pour réel dans le récit ne l’était pas). Dans ce cadre, l’intérêt philosophique des films trompe-l’œil tient en ce que ce sont des films qui formulent plus clairement que les autres la place du spectateur (c’est-à-dire le pôle réceptif, construit par le film et en produisant le sens) : ils sont faits pour nous tromper, et nous y prenons plaisir !


Qu’est-ce qu’un trompe-l’œil cinématographique ?


Afin d’entrer conceptuellement dans son sujet et de passer du trompe-l’œil pictural au trompe-l’œil cinématographique, Aurélie Ledoux commence par analyser finement le mythe de Zeuxis, pour en démonter les subtilités et paradoxes. Rappelons donc que, selon Pline l’Ancien, c’est au cours d’une compétition picturale avec Parrhasios que Zeuxis, après avoir peint une grappe de raisins qui parvient à tromper les oiseaux, se trouve lui-même trompé par le rideau supposé recouvrir la peinture de Parrhasios, et qui est en réalité la peinture elle-même. L’auteur soulève notamment deux points de réflexion: ce mythe est autant le récit d’une habileté mimétique (et non esthétique) que celui de l’orgueil et de l’impatience de la vision. En Zeuxis, est-ce l’homme dans son essence qui est trompé, ou bien seulement le vaniteux pressé de vaincre ? Cette analyse permet de déplacer l’accent du mythe du pôle de la création à celui de la perception. Le trompe-l’œil, à la différence du leurre, fonctionne car le spectateur se projette au-delà de la représentation. Au cinéma, cette projection est double : le spectateur désire connaître le déroulement de l’histoire, et il se place en plus en position d’expert capable de juger l’effet que lui procure l’illusion. Se référant à Walter Benjamin, Aurélie Ledoux rappelle que le spectateur est un "examinateur distrait", qui est juge de sa propre distraction. Ainsi, "l’effet d’illusion agit comme révélateur des attentes des spectateurs, et des moyens mis en œuvre pour agir sur lui". Il y aurait alors plusieurs conditions pour reconnaître un "trompe-l’œil cinématographique" : on y trouve une assomption erronée de la réalité, une double temporalité liée à un "twist ontologique", un piège pour le spectateur, une illusion qui implique les conditions de sa réception (narrative et visuelle), et un véritable plaisir cinématographique.


De Body Double à Mulholland Drive

Aurélie Ledoux choisit alors neuf films pertinents pour leur valeur paradigmatique (Body Double, Total Recall, Barton Fink, Usual Suspects, Matrix, existenZ, Fight Club, Mulholland Drive, Vanilla Sky) et s’attache à décrypter leur fonctionnement, en particulier les ressorts narratifs et esthétiques mis en œuvre par leur réalisateur pour réaliser la tromperie. Dans Body Double par exemple (de Palma, 1984), le film s’ouvre sur un paysage du désert, que l’on découvre être un décor de cinéma par un zoom arrière et son déplacement par deux techniciens du studio. Le film sera ensuite plus globalement le récit d’une illusion, fonctionnant sur une logique de dédoublement. Un film comme existenZ (Cronenberg, 1999), qui met en scène un jeu vidéo grandeur nature, travaille en revanche la proximité esthétique entre le jeu et la réalité, où seule l’étrangeté de certains comportements peut révéler de quel côté le spectateur (et le héros) se trouvent. Vertigo (Hitchcock, 1958) apparaît comme un film matriciel de bien des films trompe-l’œil. "Le paradoxe de Vertigo est de parvenir à mettre en scène ses propres mécanismes sans que ceux-ci ne cessent pour autant d’être efficaces", relève Ledoux, "la dissociation n’entraine pas pour autant la distanciation". 


Un nouveau rapport aux personnages et au spectateur

Les films trompe-l’œil sont caractérisés par un effacement du héros et une redéfinition de la place du spectateur, dans un jeu d’inclusion-distanciation. La place du narrateur est ainsi variable : dans Le Grand Alibi (Hitchcock, 1950), l’identification du spectateur passe du narrateur (Johnny) au narrataire (Eve), alors que dans Usual Suspects (Singer, 1995), elle reste du côté du narrateur (Verbal Kint). "Usual Suspects est l’histoire de l’illusoire domination du narrataire : il dénonce la fausse supériorité de la position de celui qui écoute et célèbre la puissance manipulatrice de celui qui sait raconter – et par là la puissance du cinéma comme art de l’illusion".

Plus généralement, et en particulier quand ils jouent avec l’hypothèse du rêve, "en dénonçant la réalité illusoire, ces films invitent à tirer un trait sur un pan de l’histoire du personnage et par conséquent sur une partie ou tout de son identité". Par rapport au cinéma classique, le personnage n’est donc plus caractérisé par la cohérence de son identité mais par "son contenu virtuel", c’est-à-dire le champ de ses possibles. Ce personnage aux multiples facettes permet au cinéaste de faire vivre au spectateur un maximum de situations, de lui promettre "un supplément émotionnel". Ainsi, conclut Aurélie Ledoux, "le personnage, simple support de l’aventure, se caractérise par sa capacité à ne pas faire écran entre le film et le spectateur". Cependant, la mise en scène d’une subjectivité n’est pas exclue : de nombreuses scènes de Mulholland Drive (Lynch, 2001) proposent une configuration "subjective manquée", c’est-à-dire "un plan objectif qui se comporte comme un plan subjectif", qui prend en charge un certain rapport au monde (angoisse, curiosité, attente) perceptible par des mouvements de caméra (oscillations par exemple) qui ne sont pas justifiés narrativement par la présence d’un observateur.

Enfin, dans la mesure où l’expérience du spectateur reste au centre de l’intention des réalisateurs de films trompe-l’œil,  la "mise en phase" se pose en moment crucial et paradoxal. Roger Odin la définit comme "le processus qui conduit [le spectateur] à vibrer au rythme de ce que le film [lui] donne voir et à entendre", et qu’il faut distinguer de la simple identification. Dans Matrix (Wachowski, 1999) par exemple, la mise en phase est à son comble lorsque, "par le procédé du bullet-time, la toute-puissance du personnage est homologue à celle du spectateur qui, à ce moment, a le sentiment de voir ce qu’il est d’habitude impossible de voir". Au contraire, les effets de "déphasage" interviennent lorsque le spectateur est amené à sortir de l’immersion. Le décor trop parfait de la fin de Total Recall (Verhoeven, 1990) l’invite à ne pas adhérer à la réalité de ce qu’il voit et à revenir à l’hypothèse du rêve. Cependant, "il est remarquable que les films les plus ouvertement critiques (Totall Recall, Matrix, Fight Club) soient les films qui remettent le moins en cause la mise en phase" ! Or, pour Roger Odin "la mise en phase narrative est un formidable opérateur pour faire adhérer le spectateur aux valeurs du récit" : il devient alors indispensable d’évaluer l’impact axiologique de ces films.


Quelles valeurs se cachent derrière un trompe-l’œil ?

Aurélie Ledoux dégage trois implications philosophiques de ce type de films : la victoire d’un rapport sceptique au monde ; la valorisation du réel et de l’individu ; et enfin, dans une perspective politique, l’expression moderne des théories du complot. Si, dans la perspective philosophique d’un Montaigne ou d’un Diderot, "le trompe-l’œil serait la figuration artistique d’une saine attitude de défiance envers le monde et les apparences", le scepticisme comme philosophie "ne réside pas dans le simple fait de douter mais plutôt dans la recherche méthodique et systématique des raisons de douter". 

Il faut dès lors distinguer un scepticisme pyrrhonien (qui relève d’un doute si radical qu’il touche même à la distinction de l’être et du paraître) et un scepticisme phénoméniste (qui ne met en doute que les assertions qui outrepassent les phénomènes). Ainsi, en supposant la possibilité d’un monde réel par opposition à celui, illusoire, d’un rêve (Vanilla Sky) ou d’un programme informatique (Matrix, existenZ), de nombreux films trompe-l’œil s’engouffrent dans "le paradoxe d’un scepticisme insuffisamment radical, [qui] est de dévaloriser implicitement les apparences au nom d’une vérité certes inaccessible mais établie du même coup comme norme". Seuls Barton Fink et Mulholland Drive seraient pyrrhoniens, car "l’enjeu pour les personnages n’est pas de découvrir l’être derrière le paraître". D’ailleurs, une même boîte paradoxale neutralise dans les deux films l’opposition intérieur/extérieur ; le rêve et la réalité ne sont plus un recto et un verso, mais seraient ainsi rendus homogènes. Total Recall, Usual Suspects et existenZ relèvent eux d’avantage d’un scepticisme phénoméniste, empêchant de faire le tri entre apparence et être mais réaffirmant en sous-main un idéal ontologique de la réalité.

Enfin, Body Double, Matrix, Vanilla Sky et Fight Club s’inscrivent dans une affirmation dogmatique de l’opposition être/apparence et élucident cette opposition : à la fin de Fight Club, une caméra de surveillance enregistre la version dite "objective" du combat entre Brad Pitt et Edward Norton… In fine, ces structures en apparence sceptiques sont en fait des structures apologétiques : elles célèbrent la réalité et la sortie de l’illusion.

Dans une perspective politique, Ledoux reprenant des propos de David Cronenberg, rappelle que la célébration du retour à la réalité, accompagnée d’une morale de l’acceptation, se lit comme l’expression d’une vision conservatrice du monde. Le succès populaire de tels films tient aussi en ce que leur discours sceptique réactive les tropes politiques tels que la théorie du complot, favorisée par ailleurs par la diffusion de la pensée post-moderne (ou plutôt de ses effets). Or, la théorie du complot vient en un sens complètement renverser le scepticisme (entendu comme philosophie), dans la mesure où elle apporte une explication univoque aux questionnements posés par ailleurs… De là le paradoxe auquel se confrontent certains films, qui invitant au scepticisme, conduisent à un certain radicalisme politique.

La variété des exemples cinématographiques choisis et la tenue de la réflexion philosophique font de cet ouvrage un texte essentiel. Au-delà des cas symptomatiques présentés, cette réflexion interroge au fond la place et les attentes du spectateur contemporain, le rapport au monde porté par le cinéma et, in fine, l’ontologie même de l’image cinématographique