Une plongée au sein de l'univers manga, l'apocalypse au menu, avec un guide très qualifié
D’emblée, l’auteur place la barre très haute. Il compare l’Empereur et le Mangaka, Hirohito et Tezuka, le symbole d’une guerre conclue dans la tragédie atomique et l’enfant grandit parmi les décombres. Certes, Hirohito était d’essence quasi divine, pourtant Osamu Tezuka (1928-1989) fut sacré "Dieu du manga" de son vivant, reconnu comme le père fondateur du manga moderne depuis La nouvelle Ile au trésor (1947).
L’ère Meiji (1867-1912) catapulte le Japon dans l’époque contemporaine. Leader régional après la victoire militaire de Port-Arthur (1905), l’impérialisme nippon défait par la bombe A vit une "vacance du sens". L’après-guerre est synonyme d’occupation américaine, d’occidentalisation. Les disciples de Tezuka inscrivent leurs travaux dans ce contexte. Le manga, ce "récit parfois interminable, témoigne de cette “histoire” secrète". Comment cette narration graphique originale s’inscrit-elle dans l’histoire du Japon contemporain, en particulier dans sa vision de fin du monde. Pierre Pigot questionne cinq auteurs. Son plan chronologique – du 6 août 1945 à notre époque – présente les mangakas Nakazawa, Matsumoto et Miyazaki, témoins de la déroute sous les bombardements américains, ainsi que les plus jeunes Otomo et Oda.
La fin du monde
En 1972, à l’initiative du magazine Monthly Shônen Jump Keiji Nakazawa (1939-2012) propose un récit autobiographique de 48 pages intitulé Je l’ai vu. Ce synopsis préfigure Gen d’Hiroshima, (en V.F. Gen aux pieds nus), dans lequel il raconte l’enfer. Sur place le 6 août 1945, un mur de ciment lui a sauvé la vie. Gen d’Hiroshima (publié de 1973 à 1985) traduit pour la première fois en image le monstrueux champignon. En s’attachant à représenter ce qui a détruit sa propre enfance, Nakazawa donne une nouvelle orientation au manga, jusqu’alors réservé au seul divertissement inoffensif de la jeunesse. Dans sa préface à l’édition française , Art Spiegelman parle de "l’art inexorable du témoignage". Pierre Pigot n’hésite pas, Gen d’Hiroshima "rejoint la puissance symbolique du Guernica de Picasso".
Arrivé à maturation au Japon, le manga débarque en France à la fin des années 1980. Akira, l’œuvre de Katsuhiro Otomo fera office de cheval de Troie. Le choc est double : d’abord la qualité graphique, alliant réalisme et dynamique, ensuite ce "terrifiant apprentissage apocalyptique". En fait, Akira incarne le pouvoir de destruction total, la rupture du cycle historique des civilisations est possible. Inspiré des travaux de l’Unité 731, unité militaire de recherche bactériologique réalisant des expériences sur des prisonniers chinois et russes entre 1930 et 1945, Akira mélange durant 2000 pages l’atmosphère No future des années punk et le new age avec la menace nucléaire et les manipulations génétiques. Au delà des personnages principaux, la population est absente de ce Neo-Tokyo futuriste. No Hope. En guise de reconnaissance, l’après Fukushima s’est illustré sur la toile par de nombreuses vignettes reprises d’Akira.
Un autre monde
Avec Hayao Miyazaki (1941), Pierre Pigot aborde le film d’animation. Il rappelle que l’art du fondateur des studios Ghibli repose d’abord sur l’évocation poétique de la nature. Afin d’étayer son propos, il compare deux films à la trame similaire pour en distinguer le dénouement. Nausicaä de la vallée du vent (1984) laisse subsister l’espoir après l’épisode destructeur. Le chaos engendré par la guerre et ses solutions extrêmes ne seraient pas irréversibles dans la relation entre la nature et l’humanité. En effet, l’héroïne Nausicaä découvre un procédé permettant de purifier l’air pollué, un statu quo ante bellum. Avec Princesse Mononoké (1997), cette relation s’avère désormais impossible. Les deux héros, Mononoké la femme-loup et le jeune Ashitaka, luttent ensemble contre le Mal, sur fond de romantisme nippon. Pourtant, au bout du compte, Miyazaki choisit la séparation. L’harmonie entre nature et culture est rompue. Pigot souligne cette "tout autre Schaukraft, (puissance de vue)" chez Miyazaki, proche de la désillusion.
Avec Matsumoto (1938), ce sentiment prend la forme de l’exil. Leiji Matsumoto est le créateur de Captain Harlock, rebaptisé Albator pour des raisons de presque homonymie. D’abord sur papier (1969) avant de passer à la postérité grâce à la diffusion télévisée (1978 puis 1984), au cinéma il y a peu, le corsaire de l’espace combine avec habileté et audace les emprunts historiques, tels que le code d’honneur des samouraïs et celui des flibustiers. Le syncrétisme d’apparence entre l’ancien et le moderne passe par un uniforme composé d’éléments hétéroclites (cape du pirate et ceinture du cow-boy) ou la poupe du vaisseau spatial copiée de celle d’un bateau pirate du XVIIIe siècle. Matsumoto utilise le cosmos comme nouvelle dimension historique, espace dans lequel peuvent se réactualiser les mythes les plus anciens. Fort de ce succès, il réalise l’uchronie The cockpit (1993) dans laquelle il fusionne le kamikaze et la bombe A. Sacrifice nippon et doomsday correspondent à une vision de la guerre que le mangaka voulait la plus neutre possible.
Dernière contribution, One piece (1997) d’Eichiro Oda. One piece est une espèce de Graal de la piraterie à la recherche duquel s’est lancé Monkey D. Luffy, le personnage principal. Luffy dérive depuis 630 épisodes sur Grand Line, métaphore océanesque du terrain de chasse des pirates d’antan. Pigot, en fin connaisseur évoque la dette envers Dragon Ball. Série des années 1980, Dragon Ball était à la base une invitation au voyage, avant de succomber à la sur-utilisation commerciale. Eichiro Oda a compris la leçon, et poursuit l’aventure accompagné d’un co-scénariste. Ils décident des orientations à donner d’une semaine sur l’autre, le feuilleton "donnant à l’action présente son épaisseur historique et émotive". Malgré tous ces efforts, Luffy cherche encore One piece, dont Pierre Pigot suppose qu’il "se situerait à l’extrémité orientale de Grand Line."
Depuis Akira, l’industrie du manga a trouvé sa place sur les rayons des librairies. Outre le sens de lecture, cet ambassadeur privilégié du Japon se distingue par sa taille, et dans le cas présent par sa thématique. Pour l’auteur, plusieurs centaines de pages signifient une méthode adaptée. Ce temps de lecture repose sur des vignettes suggestives, lesquelles impriment un rythme cinématographique, donnant l’impression d’une quasi absence de l’ellipse. De plus, le passage du dessin à l’animation (et inversement), le "renversement des barrières" est une réalité chez les dessinateurs japonais. Elle signifie donc un processus créatif différent de la bande dessinée.
Ce remarquable essai est une bonne entrée pour découvrir les secrets du manga, la "Soft Power" nippone actuelle. Pierre Pigot maîtrise son sujet et le partage avec passion