La conférence-débat organisée par l’Institut néerlandais à Paris, le 7 Février 2008, a retenu l’attention en mettant en perspective deux principaux enseignements : sur le spinozisme, sa nature, son territoire conceptuel ou idéologique, et sur un état de tension de la société néerlandaise aujourd’hui. Or, ces deux enseignements sont aussi impressionnants par ce qu’ils révèlent ou confirment sur le spinozisme, comme système ou catégorie philosophique, que par l’image politique, singulièrement contrastée, qu’ils donnent de la France et des Pays-Bas. La vigueur des études spinozistes en France est apparue avec autant d’évidence que l’intensité du débat politique aux Pays-Bas, visiblement dominé par un climat fort de "post-sécularisation" et écrasant de tout son poids l’interrogation sur l’image néerlandaise de Spinoza. On s’attendait à percevoir l’originalité actuelle de la recherche spinoziste aux Pays-Bas. On a découvert le portrait d’une société néerlandaise en crise, focalisée sur sa peur de l’islamisme, dans laquelle le spectre de Spinoza surgit comme une autorité rassurante pour déchiffrer non pas Dieu, la Nature ou l’État, mais les crispations de l’identité nationale.


L'usage de Spinoza : des différents aspects de la réception et l'utilisation de son œuvre dans l'histoire

Les trois interventions de Catherine Secretan, Wiep van Bunge et Pierre-François Moreau ont confirmé une singularité de l’histoire du spinozisme : cette histoire est autant celle de la découverte d’une doctrine et d’un univers textuel qu’une histoire des usages, variables dans leurs mécanismes et leurs intentions, de la pensée spinozienne et plus encore du nom de Spinoza. Le devenir historique du spinozisme est presque autant constitué par la lente pénétration des textes spinoziens dans les esprits philosophiques que par des prises de position dans des controverses doctrinales, où Spinoza sert de référence imaginaire. Un certain spinozisme imaginé est représenté dans des projections, des torsions ou des fictions en tous genres, qui sont "fausses", mais dont la fausseté n’a aucune importance, puisqu’elles sont utiles au débat philosophique. Comme si les "récits" sur Spinoza avaient eu plus d’impact sur la scène philosophique depuis la fin du XVIIe siècle que la patiente formation des études spinozistes en Europe. C’est dire que la philosophie spinozienne, souvent présentée comme une philosophie fermée, influente dans l’espace restreint d’un cercle ou d’un réseau sectaire, a été l’occasion d’autre chose : en se confrontant à Spinoza, différentes doctrines ou mouvements philosophiques ont trouvé un moyen de constituer leurs arguments propres, de les révéler et de les justifier. Spinoza est donc présent "au-delà de Spinoza", principalement comme repoussoir ou comme levier utilisé par une philosophie pour se démarquer.

Ces points sont connus et Pierre-François Moreau a saisi l’occasion d’en reformuler, sous un angle inédit, les enjeux pour le spinozisme et pour la réflexion sur l’histoire de la philosophie en général. D’après sa démonstration, l’usage de Spinoza permet, certes, de penser les stratégies de consolidation ou d’affaiblissement du cartésianisme sur la scène philosophique et religieuse des Pays-Bas du XVIIe siècle, mais également d’en tirer une conclusion à la fois large et précise : la référence à Spinoza (parfois couplée à l’étude attentive des textes) joue régulièrement, chez celui qui utilise cette référence, la fonction d’un révélateur de crise intellectuelle. Crise opérant dans un système (comme celui de Leibniz), dans une controverse (à l’instar de la querelle allemande du panthéisme), dans une science en voie de constitution (à l’image des théories lacaniennes et des ruptures qu’elles engendrent dans le mouvement psychanalytique). On est loin de la joie du sage, ou au plus près de la charge subversive qu’elle enveloppe. Or, en évoquant l’implication du spinozisme dans le champ politique, Catherine Secretan et Wiep van Bunge, ont renforcé, dans le contexte néerlandais, la démonstration du couplage entre Spinoza et les contextes de crise. Crise désormais politique, dans une société, et non plus crise intellectuelle dans un système philosophique, dans une querelle ou dans une science. L’appel à Spinoza devient l’indice d’une tension entre une philosophie et des univers théoriques, mais aussi entre l’État et des minorités sociales.


De la laïcité et de la tolérance

Pour des raisons évidentes, liées à la diffusion tardive de ses concepts politiques, Spinoza apparaît beaucoup plus imprégné des problématiques politiques de son époque, du contexte hollandais, qu’utilisé sur la scène politique. Ce qui confirme le statut à la fois imaginaire et réel du spinozisme : les usages de Spinoza sur le plan politique au XXe siècle, dans le marxisme en particulier, masquent le long sommeil de la théorie politique de Spinoza et ce qui, en elle, porte la marque de l’histoire. Le livre de Jonathan Israël, publié il y a peu, s’est inscrit dans cette ligne : le Spinoza moteur inaperçu des "Lumières radicales" est un Spinoza placé dans son temps singulier et influent sur le plan historico-politique. Les trois intervenants ont développé un point de vue différent, mais complémentaire : Spinoza n’est pas seulement le point de départ d’un large mouvement de radicalité politique au sein des Lumières, mais un témoin, sur le plan conceptuel, de la singularité politique des Pays-Bas de son temps et une référence problématique aujourd’hui dans les débats néerlandais sur la laïcité et la tolérance.

Or, Spinoza paraît résister à ce qu’on attend de lui dans ces débats. Peut-être parce qu’aux Pays-Bas, on cherche en Spinoza une solution pour clarifier les enjeux de ce qui, vu d’ici, n’apparaît plus comme un débat, mais comme un état de crise. Crise dans laquelle la place de la pensée semble recouverte par de lourds enjeux passionnels. C’est sur ce plan précis qu’on observe le contraste entre l’intensité politique du spinozisme aux Pays-Bas et le spinozisme en France. Les études spinozistes françaises sont tournées vers les textes et trois voies politiques y paraissent représentées : soit en faveur de l’idéalisation de la société marchande d’Amsterdam, soit dans les transformations contemporaines du marxisme, soit dans la perspective d’un conservatisme éclairé. Il faut croire qu’aux Pays-Bas, aujourd’hui, étudier Spinoza signifie rechercher une issue pour sortir d’une crise réduite à la question suivante : comment instaurer un dialogue avec l’islam dans la société, comment interrompre la circulation de l’hostilité identitaire ? Le traitement néerlandais de Spinoza, le temps d’une soirée, a révélé le trouble de la société néerlandaise d’aujourd’hui, la violence de ses fixations identitaires, les pulsions politiques profondes qui la travaillent, une tendance à écraser la passion pour la théorie sous la charge des passions politiques et religieuses. On se dit que Spinoza est une nouvelle fois mobilisé pour révéler une crise. On se dit également que Spinoza offre des outils pour comprendre avec lucidité la logique des passions politiques. Il est néanmoins condamné à toujours disparaître et renaître, si on attend de son système une solution imaginaire aux crises d’identité. 


CONFERENCE-DEBAT à l'Institut Néerlandais
Spinoza aujourd’hui
Politique, religion et raison
— Jeu 7 fév / 18h30 —
Intervenants : Wiep van Bunge, professeur de philosophie, Erasmus
Universiteit,Rotterdam ⁄ Catherine Secretan, directrice de recherche
au CNRS/CERPHI ⁄ Pierre-François Moreau, professeur d’histoire de la philosophie
à l’ENS-LSH. Modérateur : Michaël Zeeman, journaliste
et philosophe
En collaboration avec Éditions Amsterdam, éditeur de différents ouvrages sur Spinoza et les Lumières radicales