La correspondance entre Paul Auster et J.M. Coetzee fait entrevoir leurs pensées sur l’humain, ses addictions et ses peurs mais embarque trop rarement hors des sentiers battus.

Avant 2008, Paul Auster et J.M. Coetzee ne se connaissent pas, ou très peu. Et pourtant, à la suite d’une rencontre sur un salon italien, ils décident d’entamer une relation épistolaire entre l’Australie et New York. Par fax, par courrier et par mail, ces deux écrivains anglo-saxons vont se raconter l’un l’autre, à la manière dont les plus grands auteurs ont pu s’ouvrir à travers leurs correspondances.

Les deux hommes ont en commun la passion de l’écriture, l’envie de raconter et de créer des histoires. Il en sera question par moments – la création des personnages, l’inspiration, les tourments de l’écrivain seul face à sa page – mais l’écriture et la littérature ne sont pas les sujets de conversations principaux de leurs lettres. Ils préfèrent se pencher sur le temps qui passe, sur l’humanité et ce qui la caractérise.

Au cours de trois années d’échanges plus ou moins réguliers, les deux auteurs vont converser autour du sport (faire du sport ou le regarder, l’inhumanité des grands sportifs, la collusion humaine qui se crée dans ces grands moments), de la politique (le conflit israélo-palestinien, l’apartheid, la politique intérieure des États-Unis, les révolutions arabes…), de la vie qui passe (le vieillissement, l’oubli, leur position dans cette société nouvelle), des traditions que l’homme se construit, de la place qu’il pense tenir dans le monde…

J.M. Coetzee, écrivain sud-africain vivant en Australie et prix Nobel de littérature en 2003, est un homme discret, pudique, préférant exprimer ses opinions sur les affaires du monde plutôt que sur les siennes. Paul Auster, au contraire, donne beaucoup de lui-même, parle de sa femme, de sa fille, de son enfance. Il laisse paraître avec envie son quotidien, son univers, comme pour rapprocher son interlocuteur de lui-même. Ces deux hommes apprennent à se connaître au fil des lettres, à s’apprécier, et ces deux écrivains, si différents, tentent de confronter leurs avis en dissertant non seulement sur la marche du monde mais aussi sur les inspirations et sur les grands auteurs qui les ont forgés – Kafka, Beckett – sur leur travail, etc.

Ils se revoient de temps en temps, lors de séjours à l’étranger pour tel ou tel événement, Auster s’inquiète de la santé de son ami, lui transmet des livres, des coupures de presse, des films, etc. Coetzee, lui, préfère parler de ce qui l’entoure, de ce qui constitue ce monde auquel il appartient sans que ce monde lui appartienne, et reste de bout en bout dans une réserve étonnante.

L’envie éprouvée par deux personnes ayant légitimement un point de vue, une voix et sachant manier la plume, d’échanger, de confronter leurs opinions, est une envie louable. D’autant que les correspondances d’écrivains – qu’ils écrivent à un pair ou simplement à leur entourage, comme l’a fait Steinbeck – comptent parmi les meilleurs moyens nous permettant d’entrer dans l’intimité de ceux que l’on admire. Sans voyeurisme aucun, il s’agit simplement pour le lecteur de connaître les pensées honnêtes et directes d’hommes qui – dans leurs romans – ne se livrent qu’à travers le biais de leurs personnages. Et pourtant, la correspondance entre Paul Auster et J.M. Coetzee laisse en bouche des sentiments multiples et soulève plusieurs questions.

Tout d’abord, il est à noter que ces deux romanciers, si importants soient-ils à notre époque, n’ont pas encore subi les ravages du temps littéraire. Un temps rapide et oublieux, qui fait toute la différence entre un ouvrage d’importance et un coup marketing. Car, il ne faut pas se voiler la face, réunir Paul Auster – qui a son lot d’aficionados, dont je fais partie, ayant lu à peu près l’intégralité de son œuvre – et J.M. Coetzee – prix Nobel de littérature et romancier très apprécié en France – ne peut que faire rêver les foules ! D’autant que la courte durée de leurs échanges (trois ans, entre 2008 et 2011) laisse songeur : se sont-ils tout dits ? L’inspiration et les sujets de conversation se sont-ils érodés au fil des années ? L’un d’entre eux en a-t-il eu marre, tout simplement ?

On peut se dire qu’il ne s’agit pas de justifier leur correspondance, que l’on nous propose seulement de suivre pour un temps les pensées de deux grands écrivains, puis de les laisser, en nous forgeant nos propres opinions. Néanmoins, ces questions n’en restent pas moins légitimes car, à partir du moment où les auteurs décident de nous laisser entrer dans une conversation privée dans laquelle on suit leurs déplacements professionnels et personnels, dans laquelle on vit avec eux des événements importants, comme négligeables, le lecteur est en droit de savoir pourquoi une telle relation s’arrête et pourquoi nous en sommes exclus. Et c’est là que l’épreuve du temps a toute son importance.

Lorsqu’on publie une correspondance entre deux écrivains passés, nous avons, en tant que générations futures, les tenants et les aboutissants du contexte dans lequel ces lettres ont été échangées. Nous savons, en tant que lecteur, pourquoi certains thèmes sont abordés, pourquoi la correspondance s’achève. Nous avons un véritable recul. Et ce recul est ce qui fait l’intérêt d’un tel ouvrage. Ici, les auteurs ne naviguent pas à vue, ils ne cèdent jamais au laisser-aller, exception faite de la lettre écrite en Italie par Paul Auster   , la plus belle lettre du livre. Et si l’ouvrage aborde des thèmes intéressants et des pistes de réflexions qui ne sont pas dénuées d’intérêt, ce contrôle saisissant que les deux auteurs exercent tant sur le fond que sur la forme de leur dialogue manque cruellement de spontanéité et empêche le lecteur de prendre ce fameux recul dont il a pourtant besoin pour considérer le propos et en saisir toute la portée.

Il est souvent reproché à ceux qui se penchent sur les ouvrages, qu’ils soient critiques littéraires, philosophes, journalistes ou chercheurs, de lire a posteriori des messages et de prêter des intentions aux romanciers. On pourrait donc apprécier la contemporanéité de cet ouvrage, on pourrait estimer qu’il nous renseigne sur notre époque, notre monde actuel, sur l’“ici et le maintenant”, comme nous le promets le titre, et cela serait vrai en partie. Mais on pourrait également imaginer, et regretter, que la postérité ne retirera pas grand-chose des considérations que les deux auteurs exposent, et que les intentions que l’on peut prêter à Auster et Coetzee sont uniquement celles qu’ils donnent à lire.