Une mise à distance par l’enquête historique de la force des images dans l’approfondissement des pouvoirs étatiques.

Pourquoi les hommes se réunissant en sociétés se placent-ils sous l’autorité et sous le pouvoir des Etats ? Et surtout, comment expliquer l’élargissement et l’approfondissement considérable du pouvoir de ces Etats depuis l’époque moderne ? C’est en substance à ces deux questions axiales qu’entend apporter des éléments de réponse la nouvelle publication du  spécialiste de la Renaissance Carlo Ginzburg, dont la curiosité universelle et l’érudition incomparable résonnent bien au-delà de cette période-souche. Dans Peur Révérence Terreur, l'historien se fait historien de l'art et livre une analyse de quatre oeuvres de référence de l'iconographie contemporaine du pouvoir, de quatre images politiques dont l'autopsie fascinante rappelle une nouvelle fois la place à part qu'occupent les travaux de C. Ginzburg dans le champ historiographique contemporain.

L'album Si l’objet des quatre études réunies dans cet ouvrage (et originalement publiées entre 2001 et 2009) n’est pas sans rappeler celui qui occupe le philosophe italien Giorgio Agamben dans la série Homo Sacer (inaugurée en 1995), et plus particulièrement depuis Le Règne et la gloire (2007), il en va de même pour la méthode. Le questionnement philosophique appelle une réponse historique, et c’est ici aussi à l’école d'Aby Warburg que se (re)met Carlo Ginzburg pour retrouver les ressorts profonds des mutations de la gouvernementalité lisibles à travers l’iconographie du pouvoir. Il remonte en effet le cours de la construction et de l’exercice du pouvoir par l’image en suivant diverses pistes, guidé fidèlement par la notion de Pathosformel développée par l’historien de l’art allemand au début du XXe siècle, et dont Carlo Ginzburg pointe ici l’origine profonde – une lecture de Darwin –, bien après en avoir retracé la genèse dans un article ancien   .

Instruments heuristiques, les Pathosformeln désignent des "formules d’émotion", des "gestes émotionnels" représentés dans les arts visuels, ou encore, l’expression picturale des "pulsions élémentaires"   : un bras tendu de telle manière, un corps gisant de telle autre, un regard fixant le spectateur sous tel angle… Elaborées dans les rituels religieux et dans l’imagerie de la culture polythéiste antique, puis éclipsées au Moyen-Age pour des raisons religieuses, ces formules permettant d’exprimer les émotions constituaient en définitive des moyens mnémotechniques réactivés à la Renaissance – au prix parfois d’une inversion de leur signification antique – et qui, depuis, façonnent subrepticement certaines "intuitions" de la représentation visuelle   .


Une peur entre révérence et terreur

D’un essai à l’autre, les analyses émiettées en apparence s’inscrivent dans un cadre d’interprétation commun. Elles se concentrent sur les images du pouvoir dans l’Etat moderne, et non plus dans la cité antique où les Pathosformeln prennent souche ; car c’est en l’occurrence l’usage fait du passé – dans sa dimension iconographique – qui est signifiant, plutôt que les formes passées elles-mêmes. Or que dit l’iconographie de l’Etat moderne – à travers le frontispice du Léviathan, qui en offre la description séminale ? La figure couronnée du pouvoir, armée de l’épée et de la crosse et surplombant les sujets qui la composent et la révèrent, est un condensé de l’interprétation hobbesienne : si la cité (polis) est, selon Aristote, le rassemblement naturel des "animaux politiques", l’Etat est un rassemblement artificiel, motivé par la "peur". Mais pas n’importe laquelle : cette "peur" qui se trouve alors au principe de l’Etat hobbesien est celle dont procèderait la religion ; c’est ce produit de l’ignorance qui conduit à fantasmer   des instances (divinités, pouvoirs, normes…) pour ensuite les reconnaître, y croire et s’y soumettre ; car ces créatures de la "peur" imposent en retour la crainte. Cette crainte (à la fois awe et fear), si proche de la "peur" de la Bible hébraïque, est ce sentiment complexe dans lequel se mêlent "révérence" et "terreur".

La nature de l’Etat hobbesien se définit-il pour autant par l’adjonction d’un attribut religieux – inspirer révérence et terreur – sous une forme sécularisée ? À la suite de Walter Benjamin, Giorgio Agamben a dénoncé récemment la "sécularisation" en tant que "signature", qu’idée agissante et non analytique prétendant fallacieusement au statut de notion pour renvoyer plus efficacement le politique à des origines prétendument théologiques   . Pour Carlo Ginzburg, qui adopte les conclusions de l’Allemande Sigrid Weigel, il est tout aussi évident que la lecture de ce processus historique doit être inversée, dans la mesure où c’est plutôt "la réflexion moderne sur l’Etat (qui) s’articule sur la théologie politique", et où "la sécularisation ne s’oppose pas à la religion : elle en envahit le terrain."   Or l’analyse sémantique de formules exprimant des politiques modernes – telles que l’opération "Shock and Awe" - dévoile comment les Etats ont pu délibérément chercher à inspirer la terreur sacrée à laquelle Hobbes attribuait de si puissants ressorts de pouvoir. De ce point de vue, selon Ginzburg, l’enjeu de l’enquête historique s’énonce clairement à tous les temps, puisque rien n’indique que le développement des peurs dans un avenir plus ou moins proche ne sera pas susceptible d’encourager les Etats à puiser davantage parmi les armes de la religion, et à pousser à ses plus extrêmes développements le régime de "révérence" et de "terreur".


Un martyrologe républicain

Un siècle et demi après la publication du Léviathan, le projet étatique d’inspirer révérence et terreur se retrouve au principe d’une œuvre vue par tous ceux qui sont se sont assis sur les bancs de l’école de la  République : le Marat à son dernier soupir de Jacques-Louis David. Peintre et gouvernant, David fut aussi actif dans la politique de la Terreur que dans la mise en place de la liturgie du nouveau pouvoir – pour le dire en termes agambenniens. À cet égard, le Marat participe de la construction d’une martyrologie républicaine au moyen d’un "langage qui s’inspir(e) de l’Antiquité classique"   , auquel s’ajoute cependant une dimension triviale directement inspirée du renversement de la hiérarchie des codes esthétiques opéré par leur christianisation. Dans ce sens, et dans la mesure où cette construction martyriale répond à l’élan de dévotion dont furent immédiatement l’objet le souvenir et les reliques de Marat, ce tableau apparaît comme "un acte politique"   : la "sainte mort" de Marat est ainsi constituée en un double "exemple de vertu" (exemplum), à la fois classique et chrétien. Comme Robespierre, David était sensible à la force de l’imagerie chrétienne enrôlée au service de l’élaboration d’une puissance politique nouvelle.

Cette analyse jette sur la "sécularisation" – et sur sa critique – l’éclairage qu’alimente la substance historique, la dissection des micro-objets du réel. À travers le tableau de David se dégage le caractère profondément contradictoire de ce processus : daté de l’An II, conformément au nouveau calendrier qui vient alors à peine d’être voté, le Marat rompt avec le passé classique et chrétien, tout en contribuant à élaborer "la sainteté du contrat social et de ses lois"   . Prise en flagrant délit d’invasion de la sphère du sacré, la République en quête de légitimité ne faisait qu’inaugurer un phénomène encore inachevé à ce jour.



Présence par l’image

Autre temps fort de l’histoire de la destruction, autres besoins des Etats, autre iconographie : dès après la déclaration de guerre de 1914, les Britanniques voient proliférer la non moins célèbre affiche sur laquelle Lord Kitchener, ministre de la guerre fraîchement nommé, pointe son doigt sur le quidam pour l’enjoindre à s’enrôler à son service. Bientôt, le héros ambivalent de la guerre du Soudan se confond avec le visage placardé en une formule dont la redoutable efficacité témoigne d'à quel point "la représentation de l’autorité a agi comme l’autorité elle-même."   Mainte fois reprise ou parodiée, cette formule de la révérence deviendra en peu de temps le prototype d’une longue série de réclames qui vendront diverses mobilisations et autant de guerres. Uncle Sam Wants You !

Novatrice au début du XXe siècle, cette manière de mobiliser les peuples naît d’un langage d’adresse qui se développe alors dans la publicité où, comme au cinéma, l’interpellation du spectateur est alors un procédé courant. Bien au-delà, pourtant, une lecture attentive des descriptions que Pline l’Ancien livre de diverses grandes œuvres picturales de l’Antiquité aujourd’hui disparues révèle que la peinture gréco-romaine avait déjà établi les codes du personnage fixant le spectateur, pointant un doigt semblant sortir du tableau, ou déployant toute son ampleur au moyen d’une représentation de face. Au témoignage de Pline lui-même, cette Pathosformel (qui n’en est pas encore une) est déjà une injonction à la révérence et à la terreur. Passée à la modernité par l’intermédiaire de l’art renaissant – à commencer par les représentations du Christ bénissant le spectateur de ses deux doigts relevés –, elle apparaît dans le poster sous une forme "sécularisée", c’est-à-dire chargée du poids de ses évocations antérieures qu’elle convoque irrémédiablement.


L’échec de Guernica

Une iconographie libre, un art démocratique affranchi de toute fonction d’assujettissement serait alors un art révolutionnaire, en rupture avec la tradition ; un art à l’image du non moins célèbre Guernica, l’"une des toutes premières représentations du bombardement de masse de populations civiles"   , peinte par Picasso alors que sévissait la guerre d’Espagne, et dont Carlo Ginzburg interroge la nature de manifeste politique antifasciste que lui reconnurent très tôt un grand nombre de commentateurs. Pourtant, le corpus des études préparatoires impose le constat que l’œuvre achevée reconduit un grand nombre d’éléments de la structure et des éléments de contenu pensés dans le cadre d’un projet initial très différent – puisque Picasso pensait présenter à l’exposition de 1937 une représentation de L’atelier : le peintre et son modèle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une analyse serrée des "formules d’émotion" qui semblent avoir présidé aux choix de Picasso révèle à quel point les références à la mythologie grecque et les éléments néoclassiques sont nombreux dans cette œuvre devenue icône de l’art démocratique – le hoplite et son épée, bien sûr, mais aussi le geste de la femme qui tend une lumière, et tous les éléments des études préparatoires qui disparurent de la version finale (et on pourrait même souligner que l’iconographie chrétienne se manifeste aussi avec force dans cette nativité/pietà renversée et profane). Le choix d’un langage classique n’était pas sans risque vis-à-vis des implications totalitaires que lui reconnaissait alors la gauche non-communiste. Il semble avoir été dicté par la volonté de Picasso d’adopter un "langage partagé par un large public" pour "commémorer un événement public"   . Dans ce sens, Guernica apparaît non pas comme un manifeste du modernisme au service de la démocratie, mais comme une tentative de combiner cubisme et "grand style", et comme une œuvre évidée de toute signification politique : le taureau, symbole de la domination, n’y est plus qu’un taureau, dira plus tard Picasso. Guernica rejette le fascisme en même temps qu’il écarte le discours antifasciste considéré comme unifié par le seul refus. Il "laisse place à une communauté d’hommes et d’animaux unis par la tragédie et la mort"   . Une communauté unie par la peur, et à laquelle les bombes voudraient imposer révérence et terreur