L’historien et politiste Achille Mbembe invite à penser le monde contemporain à l’aune de ce que fut la "condition nègre" depuis la traite atlantique, tout en dessinant une réflexion critique sur les potentielles dérives du capitalisme néolibéral.

Serons-nous tous "nègres" demain ? C’est sur cette question que s’ouvre l’ouvrage Critique de la raison nègre   . Son auteur, l’historien camerounais Achille Mbembe, le présente comme "un style de réflexion critique sur le monde de notre temps". Que faut-il entendre par ce postulat d’un "devenir-nègre du monde" ? Dans l’imaginaire des sociétés européennes, la race et le "Nègre" n’ont toujours fait qu’un, avance Achille Mbembe, reprenant ici des conceptions fanoniennes   . Cette confusion entre "race" et "Nègre" ancrée dans la pensée européenne constitue d’ailleurs le socle inavoué sur lequel s’est bâti la modernité, à la fois en tant que projet de connaissance et de gouvernement. La critique de la modernité et du capitalisme n’a pas suffisamment mis en relief l’impact de cet assemblage nègre-race dans la constitution du monde contemporain.

L’historien distingue trois "moments" qui conduisent au "devenir-nègre du monde". Ce processus est entamé au XVe siècle avec le début de la traite atlantique (le premier capitalisme), pilier de la modernité. Le "nègre" est alors considéré comme "homme-objet", "homme-marchandise". Le phénomène se poursuit jusqu’à l’ère du capitalisme néolibéral : Achille Mbembe voit en effet dans le néolibéralisme une pulsion consistant à transformer l’Homme en objet et à assurer une maîtrise illimitée sur l’ensemble du vivant. Se dessine alors le devenir d’un homme-machine, d’un homme-chose (comme pouvait l’être l’esclave), qui doit répondre "au double souci de se reproduire et de jouir des biens de ce monde", tout en s’adaptant sans cesse, dans une logique de court-terme, aux injonctions de la société. Achille Mbembe voit ainsi dans ce devenir de l’individu à l’ère néolibérale "une universalisation tendancielle de la condition nègre". Une telle société conduit finalement à une relégation des individus à une humanité superflue, livrée à l’abandon, dont le capital n’a guère besoin pour son fonctionnement. Ces deux moments – la traite atlantique et l’ère du néolibéralisme – sont entrecoupés par celui de la lutte pour l’émancipation – marqué par exemple par le mouvement pour les droits civiques, ou plus récemment la fin de l’apartheid.

L’invention du "nègre"

Pour comprendre les représentations implicites relatives au terme "Nègre" dans l’inconscient collectif européen, Achille Mbembe consacre une partie de son essai au processus de transformation des gens d’origine africaine en "Nègres". C’est Frantz Fanon, dit-il, qui exprime le mieux, dans Peau noire, masques blancs, le sens sous-jacent du mot "Nègre" dans l’imaginaire occidental : "Le nègre est une bête, le nègre est mauvais, le nègre est méchant, le nègre est laid."

Achille Mbembe analyse ici la façon dont le "nègre" a fini par devenir le signe d’une altérité impossible à assimiler, d’une joyeuse hystérie, dans l’imaginaire occidental. La "race nègre" y est assimilée à l’instinct, aux pulsions irrationnelles, à la sensualité primaire ; le "Nègre" n’est pas assez entré dans l’Histoire, il serait encore englué dans un monde magico-religieux ; la mentalité dite sauvage serait "prélogique". La "race blanche" serait la seule à posséder la volonté et la capacité à construire une vie historique. Telle est la "raison nègre". Par cette expression, Achille Mbembe désigne "une somme de voix, d’énoncés et de discours, de savoirs, de commentaires et de sottises dont l’objet est la chose ou les gens d’origine africaine, et ce que l’on affirme être leur nom ou leur vérité (leurs attributs et qualités, leur destin)". Dès ses origines   , la "raison nègre" consiste en "une activité primale de fabulation", dans laquelle la "domination de race" puise ses justifications, souligne l’historien.

Une modernité marquée par le principe de race

L’idéologie des "races dominantes" prend son essor dans un contexte de colonisation. Pour Achille Mbembe, la "modernité" est l’autre nom du projet expansionniste européen dans les empires coloniaux mis en œuvre à partir du XVIIIe siècle, tandis que le XIXe siècle est le siècle triomphant de l’impérialisme. L’historien fait d’ailleurs apparaître à quel point la notion de "race" n’est pas extérieure au projet moderne européen : "La critique de la modernité demeure inachevée tant que nous n’aurons pas compris que son avènement coïncide avec l’apparition du principe de race et la lente transformation de ce principe en matrice privilégiée des techniques de domination, hier comme aujourd’hui."

La thématique de la différence raciale (au sens d’une différence de qualité entre les races) fait ainsi l’objet d’une normalisation au sein de la culture de masse (via les musées, les zoos humains, la presse, les arts et la littérature) à l’époque coloniale, observe Achille Mbembe, qui explique que "des générations de Français ont été exposées à cette pédagogie de l’accoutumance au racisme". Finalement, les raisons économiques, idéologiques ou politiques de la colonisation mobilisent le signifiant racial : il s’agissait de civiliser des "races inférieures"   .

Un "racisme sans races"

La "raison nègre" et le projet moderne européen ont donc été fondés sur le principe d’une "hiérarchie des races" et d’une différence biologique, irréductible, entre la "race blanche" et la "race nègre". Qu’en est-il aujourd’hui ? La réflexion critique que l’auteur pose sur notre époque s’ouvre sur le constat du déclassement de l’Europe à l’époque contemporaine : le Vieux continent ne constitue plus le centre de gravité du monde. Cette "provincialisation" de l’Europe   ouvre de nouvelles perspectives à la pensée critique. Dans la mesure où le "Nègre" et la "race" ont contribué à forger le discours européen sur l’Humain, la provincialisation actuelle de l’Europe signifiera-t-il l’extinction du racisme ? Ou bien le racisme prendra-t-il de nouvelles formes ? Achille Mbembe semble envisager la seconde option, pointant qu’en Europe et aux États-Unis sévit déjà désormais un "racisme sans races", où la "culture" et la "religion" sont mobilisées en lieu et place de la "biologie"  

Vers un monde commun

Il serait vain de vouloir dévoiler ici toute la finesse de la réflexion proposée par Achille Mbembe dans cet essai aussi dense qu’érudit, où la richesse des références historiques le dispute à la subtilité de l’analyse critique sur notre temps. Retenons cependant que l’essai s’achève sur l’idée de la nécessité de créer un monde commun.

Partager le monde exige de donner réparation à ceux qui ont été privés de leur part irréductible d’humanité dans les tourments de l’histoire. Un processus de réparation qui doit s’inscrire dans une double démarche : tout à la fois sortir du statut victimaire pour les uns, et rompre avec la "bonne conscience" et le déni de responsabilité pour les autres.

Etre Africain, c’est "être un homme parmi d’autres hommes", proclamait Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs. "Il n’y a guère de relation à soi qui ne passe par la relation à Autrui", poursuit Achille Mbembe, qui veut imaginer une politique de l’humain qui soit "une politique du semblable", où il invite à "mettre en commun les différences". Cette politique du semblable passe par "un élargissement de notre conception de la justice et de la responsabilité" pour une "montée collective en humanité". Ainsi, la proclamation de la différence, dans un objectif de réparation et de restitution de ses droits humains, ne doit être que le moment d’un projet plus large, le projet d’un monde "débarrassé du fardeau de la race, et du ressentiment et du désir de vengeance qu’appelle toute situation de racisme".

"Il n’y a qu’un seul monde", réaffirme l’auteur en guise d’épilogue : "L’on aura beau ériger des frontières, construire des murs et des enclos, diviser, classifier, hiérarchiser, chercher à retrancher de l’humanité ceux et celles que l’on aura rabaissés, que l’on méprise ou encore qui ne nous ressemblent pas, ou avec lesquels nous pensons que nous ne nous entendrons jamais. Il n’y a qu’un seul monde et nous en sommes tous des ayants droit."