Un panorama très intéressant de l’histoire de la lecture et des bibliothèques en France pendant la Seconde Guerre mondiale.

Alors que le pillage des œuvres d’art par les nazis dans les pays que l’Allemagne a occupés pendant la Seconde Guerre mondiale constitue un phénomène désormais assez bien connu, les vols de livres et de bibliothèques ont été beaucoup moins étudiés. Martine Poulain, dans Livres pillés, lectures surveillées, publié en 2008 et réédité aujourd’hui dans une version revue et augmentée, lève le voile, pour le cas français, sur cet aspect de l’Occupation.

On ne le sait pas suffisamment, mais de très nombreux documents (livres, archives) ont disparu entre 1940 et 1945. Des milliers de personnes privées (opposants politiques, Français déchus de leur nationalité, notamment suite aux lois antijuives de Vichy) ont été spoliées de leur bibliothèque, de même que des partis politiques, des syndicats, des organisations liées à la franc-maçonnerie et considérées de ce fait comme des “sociétés secrètes”. Par ailleurs, bien que les bibliothèques municipales et universitaires aient été relativement épargnées par l’occupant, elles ont tout de même subi des dégâts importants pendant l’offensive allemande de 1940 et, surtout, pendant les combats de 1944-1945 qui ont abouti à la libération du territoire. Les cas les plus connus sont les bibliothèques universitaire et municipale de Caen (respectivement 300 000 et 200 000 volumes détruits) ou encore la bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg, qui a été partiellement endommagée, ce qui a entraîné la perte d’environ 500 000 ouvrages   . En tout, plus de 10 millions de livres auraient été volés en France et 2 millions détruits à la suite de bombardements ou d’incendies, mais ces estimations pourraient être en dessous de la réalité.

En ce qui concerne les pillages et les spoliations, Martine Poulain distingue trois logiques différentes   : il y a d’abord une logique de guerre assez classique, les vainqueurs saisissant les documents qui leur paraissent utiles pour la poursuite des hostilités (archives de ministères, documents de propagande antiallemande pouvant être utilisés par les ennemis du Reich, etc.). Il y a, ensuite, une logique “nationaliste expansionniste” qui “exige l’annexion, et à ce titre la destruction de l’identité culturelle et de la mémoire des pays ou espaces conquis”   . C’est ainsi que des bibliothèques alsaciennes et mosellanes, mais aussi russes, polonaises ou ukrainiennes situées dans l’Hexagone ont été saisies, l’objectif étant de limiter, voire d’étouffer, l’expression identitaire de régions appelées à être germanisées dans le cadre de l’Europe nazie. Enfin, la troisième logique, antisémite, visait à éradiquer purement et simplement les formes d’expression du judaïsme.

Ces saisies ont été effectuées par des acteurs allemands, mais aussi français, le régime de Vichy ayant souvent prêté main-forte aux occupants. Martine Poulain montre bien les rivalités entre les différents services allemands, ainsi qu’entre les Allemands et les Français, qui souhaitaient récupérer autant de documents que possible. Dirigée à partir d’août 1940 par Bernard Faÿ, la Bibliothèque nationale a joué un rôle important dans ce processus, notamment pour les archives liées à la franc-maçonnerie. Faÿ nourrissait en effet une haine obsessionnelle à l’égard des francs-maçons et a, avec l’accord de Vichy, transformé la BN en une machine de guerre contre les sociétés secrètes. Le crédit dont il jouissait auprès du maréchal Pétain et les missions douteuses qui lui ont été confiées ont été à l’origine d’une croissance rapide des personnels de l’institution ; en revanche, il a échoué dans son projet de créer une direction des bibliothèques au ministère de l’éducation, qu’il concevait comme un moyen de renforcer son influence. Cette direction a finalement été mise en place, mais plus tard, en août 1945, alors que Faÿ, emprisonné à Fresnes, attendait de passer en jugement pour faits de collaboration.

Livres pillés, lectures surveillées accorde une place très importante à la Bibliothèqe nationale et à son administrateur, mais offre également un panorama de l’activité des bibliothèques dans le reste du pays, en zone libre comme en zone occupée. Dans l’ensemble, les années de guerre, comme pour les autres secteurs de la vie économique et sociale, ont été difficiles. Les pénuries, les restrictions budgétaires, l’application des diverses listes d’ouvrages interdits, les horaires réduits, le couvre-feu imposé dans de nombreuses villes, les difficultés de transport, les personnels manquants (qu’ils fussent mobilisés, tués, prisonniers ou, à partir de 1942, envoyés au STO) ont rendu le fonctionnement des établissements particulièrement compliqué. Toutefois, on observe une augmentation assez nette de l’activité au cours de la période, qui s’explique à la fois par le désir d’évasion de la population et par le tarissement des autres circuits permettant de se procurer des livres.

L’ouvrage de Martine Poulain appartient à cette catégorie d’études historiques qui se veulent aussi des travaux militants obéissant à un devoir de mémoire. Il s’agit pour elle de rendre hommage à toutes les victimes des spoliations, mais également à tous ceux qui ont tenté de garder leurs distances avec l’occupant ou, après la guerre, de restituer une partie de leurs collections aux victimes. Des figures comme Jean Laran (conservateur des Estampes et administrateur provisoire de la Bibliothèque nationale entre juin et août 1940, puis entre août 1944 et avril 1946), Marcel Bouteron (inspecteur général des bibliothèques), Jenny Delsaux (qui fut responsable des opérations de restitution à la Libération) sont ainsi tirées de l’oubli.

Certes, on sait que les historiens sont parfois réticents à mêler histoire et mémoire ; mais, dans le cas présent, cette crainte n’a pas lieu d’être. L’ampleur de la documentation et la qualité des analyses font de Livre pillés, lectures surveillées un ouvrage passionnant qui éclaire un aspect mal connu des années d’Occupation tout en montrant la complexité des relations entre les acteurs impliqués. En fait, loin de s’opposer à la rigueur de l’histoire, le devoir de mémoire conduit ici à exhumer des faits trop longtemps occultés et possède par conséquent une valeur heuristique indéniable. On ne peut donc que conseiller ce livre à tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de la lecture et des bibliothèques, ainsi qu’à celle de la Seconde Guerre mondiale.