En 1980, Michel Foucault prononce des conférences dont la lecture permet de cerner les points centraux de la recherche portant, à ce moment là, sur la généalogie du sujet moderne.
Le lecteur sollicité par cette pensée notera tout d’abord que les propos de Michel Foucault (1926-1984) sont publiés ici dans une collection intitulée "Du présent". Cette nomination peut, à bon droit, faire signe vers la pensée du philosophe (Qu’est-ce que les Lumières ?). Elle est revendiquée dans un liminaire un peu étayé autour des notions de "présent" et d’ "actuel" pas tout à fait indifférentes à Foucault. Cette remarque souligne le contexte dans lequel les éditeurs nous proposent de lire les textes ainsi publiés.
Le même lecteur un peu informé des écrits de Foucault ne s’inquiétera pas de voir publié un texte dénommé Subjectivité et vérité, alors que le cours prononcé au Collège de France, en 1980-1981, porte lui aussi ce titre. Foucault a fait usage de cette expression plusieurs fois. Dès lors, afin d’éviter toute confusion, les éditeurs des textes dont nous allons parler ont choisi de couvrir ce recueil du titre L’origine de l’herméneutique de soi, suivant en cela une suggestion de Foucault, suggestion déjà reprise par les éditeurs américains et italiens des conférences dont nous allons situer les enjeux. En effet, ce recueil, par conséquent aussi cette traduction, contient deux conférences prononcées, en anglais, par Foucault à Dartmouth College, en novembre 1980, sous les titres de Truth and Subjectivity et Christianity and Confession. La version ici présentée de la première conférence diffère d’ailleurs aussi (un peu) de celle prononcée à Berkeley (dont les variations majeurs sont signalées en notes de bas de page), peu auparavant. Dans cette édition, deux textes contemporains des précédents sont inclus : la traduction d’un débat public (Berkeley, Octobre 1980) et une interview en français accordée en novembre 1980 à Michael Bess. Ces textes sont tous déposés à l’IMEC.
Venons-en au propos de Foucault, dont on ne s’étonnera pas de voir, puisque prononcé en 1980, qu’il concerne le projet d’une généalogie du sujet moderne, hantée par le concept d’aveu, conçu comme le moment où le sujet affirme ce qu’il est par un acte verbal qui le lie à cette "vérité ". Une généalogie, en effet, puisque l’objectif est d’en finir avec la philosophie du sujet et la téléologie de l’histoire. Et une généalogie qui se focalise sur les techniques de subjectivation et d’assujettissement, déterminant les formes principales de notre obéissance. Mais une généalogie qui est capable d’articuler les techniques de pouvoir et les pratiques de résistance. C’est aussi ce qui explique le découpage de ces conférences opposant le connais-toi toi-même" delphique et le précepte monastique "avoue à ton guide spirituel chacune de tes pensées". Le ressort de cette opposition, chaque conférence s’ancrant dans un thème, est le suivant : Foucault veut montrer que l’herméneutique du sujet est absente de l’Antiquité et que, inventée par le christianisme, elle aboutit à une exploration analytique de soi orientée vers la soumission à un maître, et placée au principe de l’aveu de la faute et de l’établissement de la punition. Des allusions à l’actualité de l’époque complète le tableau.
La première conférence, celle du 17 novembre 1980, s’ouvre sur le traitement d’un patient par le Docteur Leuret, psychiatre. Leuret emploie une technique particulière pour obtenir de son patient qu’il reconnaisse sa folie, qu’il affirme explicitement : "je suis fou ". Foucault suggère, d’emblée, avant de le démontrer, que la thérapie psychiatrique s’inspire des procédures venant des institutions judiciaires et religieuses : la culpabilisation progressive. Et c’est à partir de ce point qu’il entend développer ses réflexions sur les pratiques de l’aveu, enchâssées dans ce thème beaucoup plus général qu’est la généalogie du sujet moderne, laquelle porte un regard critique sur la phénoménologie, les institutions et le marxisme. Foucault précise même qu’il n’a pas pris la direction du structuralisme dont certains lui faisaient grief à l’époque (il faut lire cette conférence, comme l’écrit Foucault, à propos de son époque, avec la lucidité que permet le recul). En résumé, affirme-t-il, si le projet est de construire une généalogie du sujet, la méthode est une archéologie du savoir, le domaine précis de l’analyse, les technologies de soi.
C’est sur ce dernier point que Foucault focalise son attention, point dont on sait par ailleurs qu’il est déployé dans ses ouvrages : à côté des techniques de production et des techniques de domination, il existe des techniques "qui permettent aux individus d’effectuer par eux-mêmes, un certain nombre d’opérations sur leurs propres corps, sur leurs propres âmes, sur leurs propres pensées, sur leur propre conduite, et cela de manière à se transformer eux-mêmes, se modifier par eux-mêmes et atteindre un certain état de perfection, de bonheur, de pureté, de pouvoir surnaturel, etc. " Il s’agit bien sûr des " techniques de soi ". Et pour étudier la généalogie du sujet, il faut en tenir compte. Mais Foucault pense bien le rapport entre ces techniques, affirmant "qu’il y a toujours un équilibre instable, avec de la complémentarité et des conflits, entre les techniques qui assurent la coercition et les processus par lesquels le soi se construit ou se modifie par lui-même ". Et le philosophe de souligner à son propre sujet qu’il a sans doute jusque là trop insisté sur les techniques de domination (rappelons que la conférence est prononcée en 1980, au moment du " tournant " hellénistique de Foucault). Il rectifie : l’efficacité des techniques " vient d’un alliage subtil de technologies de contrainte et de technologies de soi ".
Il isole alors les procédures les plus importantes à ses yeux : l’examen de conscience et l’aveu. Il les situe dans sa conception de l’histoire et précise envisager de se polariser uniquement sur la transformation qui s’est produite au début de l’ère chrétienne, quand l’obligation gréco-romaine de se connaître soi-même est devenue le précepte monastique : " avoue à ton guide spirituel chacune de tes pensées ". Cette mutation est, à ses yeux, essentielle à la généalogie de la subjectivité moderne, puisqu’avec elle commence l’herméneutique de soi.
L’objectif des écoles philosophiques grecques tourne en effet autour de la transformation de l’individu, de sa capacité à vivre plus heureux, de se conduire en toutes circonstances. Elle s’accomplit en relation avec un maître. Mais point d’aveu qui permettrait au maître d’exercer sur soi un pouvoir total, ni d’obéissance absolue. Foucault déploie alors un texte de Sénèque, extrait du De ira. Sénèque y parle de l’examen de soi, de l’inspection de ses propres actions, de la nécessité d’établir des bilans et d’ajuster les fins et les moyens. Mais il ne s’agit jamais de découvrir la vérité cachée dans le sujet, plutôt de rappeler la série des conduites et des règles qui n’a pas été accomplie. Ainsi, l’éthique grecque, stoïcienne en tout cas (Foucault laissant filer quelques allusions à l’épicurisme) ne définit pas la vérité du sujet comme quelque chose qui serait caché derrière ou sous la conscience (comme s’il y avait une partie obscure de l’âme) et dont on pourrait procéder à l’exploration analytique. On reste pris dans un modèle de soi que les Grecs appellent " gnomique " attaché à la nécessité de dire vrai au sujet de soi-même (ce qui revient dans les cours du Collège de France).
Passons à la seconde conférence : Christianisme et aveu (24 novembre 1980). Elle prolonge évidemment la précédente, et reste liée à l’objet choisi : l’herméneutique de soi dans les sociétés chrétiennes et modernes. L’idée est de préciser d’abord le contenu des techniques de soi développées dans le christianisme. Foucault définit le christianisme comme une confession qui impose une obligation de vérité : obligation de tenir au dogme, de faire du Livre une source de vérité, d’accepter de se soumettre à l’autorité. Mais aussi de savoir ce qu’on est, et ce qui se passe en soi. En un mot, technique de foi, de dogme, mais aussi de soi. Il convient de " faire la vérité en soi ", ainsi que l’écrit Augustin. Foucault s’intéresse ici au christianisme premier (Tertullien, Jérôme, Ambroise, Cyprien, Pacien, Cassien) et moins à son existence moderne, examinant donc les rites pénitentiels et les obligations de vérité. La pénitence, insiste-t-il, n’est pas un acte mais un statut, pour l’époque considérée. Sa fonction est d’éviter l’expulsion de l’Eglise, lorsqu’on a commis un péché : exclusion provisoire des cérémonies, obligation de jeûne, interdiction de relations sexuelles, ... C’est au cœur de ces obligations que se trame l’aveu ou l’obligation de dire la vérité sur soi (reconnaissance d’un fait) à un autre (l’abbé). Mais cet aveu consiste à se montrer en pécheur, impur et pauvre, comme celui qui a préféré la mort à la vraie vie. Il doit contribuer à développer un renoncement à soi, à travers la manifestation de la vérité. La pénitence consiste à se faire martyr pour revenir à la foi à laquelle on a renoncé.
Mais si les pratiques monastiques changent en partie la donne, elles déploient un type d’aveu particulier organisé dans la communauté monastique. Ce qui les caractérise est l’influence du principe d’obéissance et du principe de contemplation. La technologie de soi ainsi inventée a les caractères suivants : l’examen de soi qui concerne les pensées et non les actes, une herméneutique de nos propres pensées, une présence requise pour l’aveu, une verbalisation qui remet l’impétrant sous la lumière de Dieu, ... Et Foucault de commenter cela par " l’apparition d’un nouveau type de soi ", ou du moins d’un nouveau type de relation à soi-même.
Puis Foucault conclut : "Je crois que l’un des grands problèmes de la culture occidentale a été de trouver la possibilité de fonder l’herméneutique de soi non pas, comme c’était le cas dans le christianisme primitif, sur le sacrifice de soi, mais au contraire sur une émergence positive, sur l’émergence théorique et pratique, du soi."
Les extraits de débat qui suivent la deuxième conférence, mais qui datent du mois d’octobre la précédent, apportent de nombreux éclaircissements aux propos de Foucault. Notamment sur le statut qu’il n’a pu développer dans ses conférences d’Augustin (Confessions), de la tradition luthérienne, du refoulement freudien, du totalitarisme, du sexe et de la loi, du soi cartésien, ... Quant à l’interview qui clôt l’ouvrage elle débouche sur deux points essentiels. Le premier pourrait être défini comme une sorte de devise de Foucault : « refus, curiosité et innovation », tels sont les trois termes dont il se réclame. Le second souligne le point au-delà duquel Foucault n’est jamais allé : se faire passer pour un prophète, dire (aux gens) ce qu’ils ont à faire, énoncer ce qui serait bon pour "eux". C’est d’ailleurs dans l’articulation de ces quatre textes, conçus durant la même période, et une période cruciale dans la recherche du philosophe, que les points essentiels de son travail émergent. Surtout, ils prennent bien la forme que Foucault a toujours voulu leur donner : contribuer à des recherches, ouvrir des pistes, ne jamais cesser de se remettre au travail, ...
L’édition est soigneuse. Les indications toujours pertinentes. L’introduction, ainsi que les notes de chaque conférence, signées des éditeurs : Laura Cremonesi, Arnold I. Davidson, Orazio Irrera, Danièle Lorenzini, Martina Tazzioli, rebrassent pour le néophyte le réseau des cours prononcés par Foucault, en pointant la moindre différence entre eux