UN SPECTRE HANTAIT LA LÜTZOW-UFER - LE SPECTRE DU DADAÏSME. IL PENDAIT DU PLAFOND ET ETENDAIT SON REGARD DEPUIS LES MURS, IL S'ASSEYAIT SUR DES PIEDESTALS ET CRIAIT A TRAVERS DES POSTERS : "PRENEZ DADA AU SERIEUX", AVANT D'AJOUTER, D'UN CLIN D'OEIL AU VISITEUR, "CELA EN VAUT LA PEINE." A L'ETE 1920, LA KUNSTHANDLUNG DR OTTO BURCHARD, UNE GALERIE D'ART BERLINOISE PRES DE L'ANIMEE POTSDAMER PLATZ ET DU LUXURIANT TIERGARTEN, ETAIT LE LIEU DE LA PREMIERE FOIRE INTERNATIONALE DADA ET SON CARTON D'INVITATION PROMETTAIT LA REVOLUTION.

"Le Dadaïste est l'ennemi radical de l'exploitation ; la logique de l'exploitation ne crée rien d'autre que des imbéciles, et le Dadaïste hait la stupidité et aime l'absurdité ! Ainsi le Dadaïste se montre vraiment réel, à l'inverse de l'hypocrisie puante du patriarche et du capitaliste mourant dans son fauteuil."

Cette humeur déclamatoire dominait les lieux. Comme pour caricaturer une exposition de salon académique, les murs étaient couverts de grands posters typographiques, de petits cadres avec des photomontages, des découpages et de vastes tableaux faits avec autant d'huiles traditionnelles que de matériaux bruts qu'on aurait directement ramassés dans les caniveaux représentés dans les tableaux. Le collage, le montage et les images récupérées étaient les dénominateurs communs dans la cacophonie de commandes carnavalesques lancées au spectateur : "Ouvrez-vous enfin l'esprit !" criait un large poster photographique ; "Contre l'art !" criait un autre. Un mannequin horrible pendait du plafond - une forme humaine affublée d'un masque de cochon fourrée dans un uniforme militaire allemand - et surgissait de manière grotesque au-dessus des oeuvres et des visiteurs.

La liste d'artistes ressemble à un Who's Who du milieu Dada berlinois des années 1920 : Jean Arp, Johannes Baader, Otto Dix, Max Ernst, George Grosz, Raoul Hausmann, Wieland Herzfelde et de nombreuses autres figures aujourd'hui célèbres de l'histoire de l'art européen contribuèrent à cette exposition. Hausmann, agitateur et polémiste, avait écrit le manifeste acéré de l'exposition ; Dix avait envoyé des tableaux qui ne pouvaient que heurter le goût traditionnel ; Grosz joua un rôle central dans l'organisation de l'événement et Herzfelde contribua substantiellement au catalogue de l'exposition. Leur participation fut chahuteuse, tape-à-l'oeil et vociférante. La foire marquait son hostilité au goût traditionnel, aux supports artistiques et aux formes d'organisations de l'Allemagne impériale, et ses artistes ne comptaient pas l'exprimer en silence.

Au lieu d'inspirer "une âme" aux représentations de la réalité, comme ils définissaient la mission de l'Impressionnisme ou de ne "présenter sans fin rien d'autre que le monde contenu dans leur propre poitrine", comme Herzfelde accusait les Expressionnistes de le faire dans son introduction au catalogue, les Dadaïstes entreprirent de saisir le bruit fragmenté de la ville, le trouble des changements politiques de leur époque, et l'immense prolifération d'images produite par la photographie à l'ère de la reproduction de masse. La première foire internationale Dada fit voler en éclats les conventions artistiques en célébrant le triomphe du couper-coller et du collage : Herzfelde déclara que l'intention des Dadaïstes était de prendre "des ciseaux et de découper tout ce qu'il nous faut dans des tableaux et représentations photographiques" en lieu et place de la peinture et du pinceau classiques.

L'oeuvre qui illustrait peut-être le plus succinctement l'esprit, le médium et le mordant politique d'une époque tumultueuse s'intitulait "Coupe au couteau de cuisine dans la dernière époque culturelle de l'Allemagne, celle de la grosse bedaine weimarienne"   . Les différentes couches de découpages de ce collage considérable opposaient des images issus de la culture de masse, de la politique et de l'ingénierie à d'autres tirées du langage publicitaire, de Unes de journaux décousues, de photographies de mode et de perspectives architecturales. Les visiteurs pouvaient y discerner le visage contemplatif d'Albert Einstein, le social-démocrate Friedrich Ebert dont la tempe semble germer ; l'artiste Käthe Kollwitz ; le Kaiser détrôné, dont la célèbre moustache est formée par deux beaux lutteurs. Les têtes d'autres artistes furent transplantées sur les corps de bébés, de sculptures ou de combinaisons de plongée. Les images de danseurs et le mélange des conventions de genre jouent sans cesse un rôle puissamment comique, qu'elles exposent de manière criarde la tête du Field Marshal conservateur Hindenburg sur le corps d'une danseuse légèrement vêtue ou qu'elles montrent la danseuse populaire Niddy Impekoven en action sur le crâne chauve de l'homme politique Walther Rathenau. Ce travail de juxtaposition des images créait des récits nouveaux et espiègles. Il était grand, il était frappant et il maniait la satire comme une épée. Et de tous les types agités de la bande sans foi ni loi qui composait les Dadaïstes berlinois, c'est à une femme qu'on le devait. 

Hannah Höch, née en 1889, était une membre active de l'avant-garde de Berlin depuis plusieurs années. En quittant sa Thuringe provinciale pour un Berlin cosmopolite et en s'inscrivant à l'Ecole des Arts Appliqués, Höch échappa à l'éducation traditionnelle des femmes de sa génération et entra dans le cercle des artistes influents de la galerie Der Sturm. Höch rencontra des performers, des artistes, des architectes et des philosophes ; elle suivit des cours de calligraphie et de dessin d'après modèle, elle fit des gravures sur bois pour ses professeurs et publia ses propres xylographies. Elle trouva aussi du travail dans l'une des maisons d'éditions de mode et de photojournalisme les plus en vue, la Ullstein Verlag, où elle dessina des motifs et écrivit pour des journaux féminins populaires. Dans ce nouveau milieu journalistique en pleine expansion, sa fascination pour l'invention d'images ne tarda pas à rencontrer l'esprit rebelle du mouvement Dada. Rétrospectivement, Höch écrivit en 1958 que "même avant la fin de la guerre les jeunes à Berlin étaient devenus rebelles sur le plan politique et cherchaient de nouvelles voies intellectuelles… {Dada et son éclaireur suisse Richard Huelsenbeck} agirent à Berlin comme une allumette, en mettant le feu à une poudrière. Dada explosa."

Höch se fit sa place dans un groupe de jeunes hommes en publiant, en se produisant et en exposant dans des magazines, des événements et des expositions Dada. La plus importante de ces dernières fut la première foire internationale Dada. Son travail était l'un des meilleurs de cette exposition et de ce mouvement, dont l'esprit et les méthodes artistiques étaient l'expression d'une ère radicalement nouvelle. Au début de la décennie qui devait rendre Berlin si célèbre, Adolf Behne écrivit dans sa critique de l'exposition pour Die Freiheit que "l'art des Dadaïstes ne peut être que l'expression immédiate de notre propre époque. Il peut à peine se distinguer de l'Aujourd'hui. {L'architecte, écrivain et adepte allemand du mouvement Arts and Crafts anglais, Hermann Muthesius} a récemment écrit cette phrase charmante : "L'art peut transporter les gens vers un monde meilleur." Voilà une idée typiquement bourgeoise. Dada montre le monde tel qu'il est en 1920."


* Ce texte de Daniel F. Herrmann a d'abord été publié dans Mythos Berlin (German Embassy, 2012), un recueil d'essais publié à l'occasion d'une exposition du même nom, puis dans The White Review. Il a été traduit pour nonfiction.fr par Pierre Testard.

Daniel F. Herrmann est le commissaire d'une grande rétrospective consacrée à l'oeuvre de Hannah Höch à la Whitechapel Gallery à Londres, du 15 janvier au 23 mars 2014.