L’engagement dans la réinvention de la communauté juive du physicien qui a décliné la présidence du nouvel Etat d’Israël.
Albert Einstein n'est pas seulement le scientifique le plus célèbre du siècle passé. Il fut également, autant par tempérament que par la force des choses, un homme d'engagements et un visionnaire.
C'est tout le mérite du livre de Simon Veille que de rappeler aux mémoires trop oublieuses que le parcours d' Albert Einstein, génial physicien, fut aussi celui d'un sioniste ambigu, à la fois viscéralement attaché au judaïsme et à sa préservation et intransigeant devant l'évolution morale et politique du projet de l' Etat hébreu.
À travers un récit à la fois vivant et alerte qui ne sacrifie en rien la rigueur de l'exploitation scientifique des données à sa disposition et qui n'est pas sans évoquer le rythme propre aux auteurs anglo-saxons, M. Veille parcourt une documentation précise qu'il a pu accumuler aux meilleures sources, celles de l' Université hébraïque de Jérusalem en particulier.
Ce matériau pour partie inédit renouvelle de manière indéniable l'historiographie française sur Einstein, trop souvent prisonnière de l'histoire scientifique pure ou d'une approche grand public à vocation sensationnaliste qui réduit le grand Albert au rôle d'une sorte de Marilyn Monroe de la physique théorique.
M. Veille n'est ni Françoise Balibar , ni François De Closets . Au contraire des grandes biographies récentes ou passées, son travail n’entre ni dans les pièges de l'austérité, ni dans ceux de la starisation. Il ouvre indéniablement de nouvelles voies et de nouvelles pistes qui mériteront d'être creusées ultérieurement.
Le biographe a en effet su franchir le voile de la forclusion du nom juif Einstein, silence partiel qui semblait vouloir préserver l'idée d'un génie universel et intemporel devenu icône déliée de toute inscription dans un environnement historique et culturel concret. La question israélienne étant au centre de maintes polémiques, on a souvent voulu en écarter Einstein, ou au contraire se servir de lui comme étendard.
C'est oublier que cet engagement ne fut ni secondaire dans sa vie, ni monolithique dans son orientation, et l'étude précise et scrupuleuse qui nous est livrée ici montre qu' Einstein ferait en effet beaucoup de mécontents parmi les tenants de toutes les orthodoxies et de tous les conformismes.
À la lecture de cet ouvrage, on ne peut ainsi s'empêcher, par moments, de se projeter dans un monde parallèle où Einstein aurait accepté la présidence qui lui était proposée à cette époque, épisode très connu et très sous-estimé, et se demander de quelle manière sa présence aurait changé le récit de la fondation de l' Etat juif. Sans nul doute, la figure d' Einstein à elle seule aurait pu renforcer encore la légitimité du vote de l' ONU en symbolisant en un seul homme le juif moderne et le juif éternel, celui qui depuis les lumières contribue à la construction et à l'achèvement du monde par la connaissance et l'étude profane et celui dont l'imagination métaphysique contribue à ancrer le juif historique dans sa vocation traditionnelle d'inventeur de nouvelles formes de sacré.
Aussi séduisante que soit l'uchronie, elle n'éclipse pas le propos du livre ancré dans une réalité juive américaine et mondiale en pleine mutation dont Einstein traversa les remous. La shoah et la création de l' Etat d'Israël ont considérablement bouleversé les schèmes mentaux d'une communauté juive qui a été dans l'obligation de se réinventer autour de nouveaux débats et de nouveaux clivages.
On rencontrera ainsi la figure très éclairante du rabbin new-yorkais Wise qui entretint avec Einstein une longue correspondance et fut un ardent réformateur du judaïsme représentant une branche ultra-libérale dont une synagogue new-yorkaise porte le nom.
La figure d' Einstein est également très révélatrice des déchirements identitaires des juifs diasporiques conscients des difficultés de l' Etat d'Israël, de l'indignité des conflits au Proche-Orient et de l'impérieuse nécessité de donner au peuple juif un sanctuaire de repli.
Einstein fut donc aussi cet homme qui symbolise mieux qu'un autre cette caractéristique de la géopolitique du peuple juif dans le monde contemporain, celle du "double sanctuaire", la diaspora représentant le "backyard" d'Israël de même qu'Israël représente le sanctuaire des juifs persécutés en diaspora.
Un des grands apports de ce livre est ainsi de nous restituer l'unité d'un Einstein dont le socle fut cette aptitude à penser contre les évidences acceptées par tous et contre le mimétisme social et tous les conformismes de pensée.
Einstein sut aussi se montrer intraitable devant les errements de la politique israélienne et rappeler, comme de nombreux intellectuels avec lui dont Martin Buber et Gerschom Scholem, que la survie d'Israël repose également dans son aptitude à traiter équitablement la question arabe en son sein et à l'extérieur.
Le livre de M. Veille représente ainsi une étape importante de la prise de conscience de la nécessité de dresser une histoire globale de l'intelligentsia juive au XXe siècle, d'établir des rapports, des filiations, des positionnements. On conseillera donc à l'auteur de se lancer dans ce grand projet dont il prouve par cet ouvrage qu'il a toutes les aptitudes à le réaliser