Guy Goffette présente des préfaces et chroniques littéraires, publiées entre 1987 et 2012, sous la forme d’un bouquet champêtre qui charme l’âme.
Le poète et écrivain Guy Goffette rassemble un choix de chroniques littéraires parues entre 1987 et 2012 qui sont des préfaces ou des articles parus dans des revues littéraires comme La Nouvelle Revue française et La Quinzaine littéraire.
La Mémoire du cœur est à Guy Goffette ce que La Guerre du goût est à Philippe Sollers : des orientations avisées pour prendre d’assaut la vaste bibliothèque. Prendre d’assaut ? L’expression ne saurait satisfaire l’écrivain ardennais qui nous guide sur un chemin solitaire, loin des ors de la République des Lettres, et promène une faible lanterne vers les poètes si éloignés du “terrain vague de l’analphabétisme médiatique”. Aussi est-ce presque en s’excusant qu’il introduit son recueil. Il reconnaît que les préfaces ou les chroniques sont souvent lues avec négligence. Il entend modestement leur donner une seconde chance en les conviant “à une petite promenade en plein air”.
Des scintillements dans le ciel ardennais
Est-il nécessaire d’écrire sur La Mémoire du cœur ? Sa lecture revigorante, réjouissante, nous encourage à tenter l’exercice, en reconnaissant un amusant emboîtement de poupées russes.
Les auteurs dont il est question connaissent des fortunes diverses : citons Jacques Borel (1925-2002), Michel de Ghelderode (1898-1962), André Schmitz (né en 1929), Max Elskamp (1862-1931), Marie Gevers (1883-1975), Anne-Marie Kegels (1912-1994), Georges L. Godeau (1921-1999), André Frénaud (1907-1993), Pierre Michon (né en 1945), qui côtoient Paul Claudel (1868-1955), Thomas Bernhard (1931-1989) ou Max Jacob (1876-1944).
Quand certains ont été reconnus, d’autres sont restés confidentiels. Rares sont ceux encore vivants aujourd’hui. Toute une génération disparue, qui a ouvert des pistes, qu’il est bon de célébrer pour passer le témoin à quelques volontaires. Les éditions des poésies complètes et choisies, ou d’anthologies, montrent assez que leurs vers n’ont pas d’âge. Pour reprendre l’explication de Guy Goffette au sujet de Vies minuscules de Pierre Michon, “il importe peu à Pierre Michon que ses personnages soient connus ou non. L’essentiel est qu’ils aient affaire avec lui”.
Mis à part quelques auteurs, comme l’Uruguayen Juan Carlos Onetti ou l’Américain Wystan Hugh Auden, Guy Goffette a “affaire” avec chacun de ces poètes parce qu’ils partagent le même “terreau” : les Ardennes qui se partagent entre la France et la Belgique, qui les placent sous les figures tutélaires de Rimbaud et de Verlaine. Rappelons combien Verlaine hante l’écrivain : deux ouvrages – Verlaine d’ardoise et de pluie et L’Autre Verlaine –, parus respectivement en 1996 et 2008 chez Gallimard, lui rendent hommage. Quant à Rimbaud, l’auteur le salue comme une vieille connaissance gagnée à l’adolescence, puis laissée à d’autres soins.
Dans l’article “Le James Dean de la poésie”, paru dans Télérama en novembre 2004, il écrit : “On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans. À quinze, c’est pire encore. On croit qu’on peut attraper le monde par le paletot, lui attacher une ficelle autour du cou et le mener à la baguette. On ne doute de rien. On est fauve avec l’automne, on rugit dans les bois, mais on s’agenouille en famille sous l’œil protubérant du père aux paluches de bûcheron. On jure en silence, on conjure avec les ombres que la veilleuse d’alcôve traque sur les murs du collège. On programme la mort de Dieu et de tous les pères pour demain matin.” Les velléités d’insurrection ont cédé la place à une douce nostalgie baignée de tendresse pour “le fond du paradis d’enfance, celui qu’on croit perdre en grandissant et qui vous suit toujours et partout comme une ombre”, comme il l’explique dans la conférence des “Midis de la poésie” dédiée à Max Elskamp.
Les cailloux sur le chemin
C’est que le cœur de Guy Goffette vibre aux accents des auteurs qui, comme André Schmitz, sont semblables à “une étoffe étrange, rugueuse, qui lui colle à la peau ; une étoffe d’enfance mal peignée, sans doute, ardennaise, taciturne, incomprise au fond, et pragoise aussi bien que kafkaïenne”.
L’écriture d’une préface est une sorte de marchepied pour hisser un livre et la défense d’une langue et d’une musique. Une musique comme celle de Georges L. Godeau dont “les mots sont comme les cailloux du chemin, épars et nombreux. Il les choisit longuement, les arrange, les caresse pour que le silence trouve en eux la manière éloquente, économe, ajustée de les faire chanter”. Rien de plus communs, de plus gratuits, que ces cailloux, mais alors, quel magicien, ce poète qui réussit à les faire chanter. Il est évident que Guy Goffette se dessine, en creux, à travers les pages de La Mémoire du cœur, en dévoilant et en ornant ses modèles.
L’auteur en profite aussi pour payer ses dettes, montrer combien sa vie s’est infléchie en rencontrant certains auteurs. Les Rois mages d’André Frénaud le cueille alors qu’il a vingt ans et qu’il est envoyé au cachot pendant son service militaire, et il se console : “Ni une, ni deux, j’embarquai tout mon soûl, ma rage, mes frustrations passées présentes, et l’amertume et les humiliations accumulées, dans cette main tendue et dressée à la fois contre l’ordre établi, l’écrasant silence et la nuit imbécile des hommes sans remous.” Les livres qui décideraient d’une vie ?
La main tendue
Lorsqu’il rentre à la maison avec Les braves gens ne courent pas les rues de Flannery O’Connor, il présente la couverture à son père. Ce dernier comprend et approuve la sentence de l’auteur, l’expérience de la vie ayant alors plus de poids que les lectures de l’enfant, néanmoins adoubé.
Il est parfois compliqué de concilier deux attachements, portés à des mondes qui s’ignorent le plus souvent : le monde des lettres, perçu comme élitiste et intellectuel, et la vie à la campagne, le travail aux champs. C’est extrêmement émouvant lorsqu’ils peuvent se reconnaître et se respecter. Ainsi, Guy Goffette partage-t-il encore avec nous la visite du poète Georges L. Godeau à Fernand, le père de l’auteur. Après la rencontre, le jeune homme attend le ressenti de celui auquel il préférerait, peut-être, ressembler : “Dans la voiture, Godeau, pensif, souriant à la fois, me rend le fil perdu qu’il résume en deux mots, comme toujours : ‘Ton père est un grand homme.’ C’est un fil coupant comme un soc, qui ne pèse rien, mais qui laboure en silence le cœur de l’enfant prodigue.” Est-il habité par ce partage, cette frontière, pour que le lexique du “tranchant” – couteau, lame, soc – soit particulièrement présent sous sa plume ?
Quant à Claudel, dont le lyrisme est aux antipodes, sa traduction des psaumes est tout simplement sa vitamine : “Moi, ça fait plus de trente ans que je me sers chaque matin une bonne louche de cette langue bondissante et savoureuse, et ça me donne, je vous l’assure, un tonus du diable. Plus de trente ans que je trépigne de le faire partager.”
Le tableau, après avoir évoqué le terreau et l’enfance et l’importance des livres dans la construction d’une vie d’homme, serait incomplet si l’amour et la femme ne venaient à leur tour. La Mémoire du cœur fait la part belle aux poètes de l’amour. Et, pour preuves, nous reprenons des citations extraites par l’auteur : de la préface de Rien que l’amour, poésies complètes de Lucien Becker :
Dans une chambre une femme m’attend
dont le corps à vif va s’ouvrir au mien
dans un instant d’une plénitude telle
que rien ne peut la limiter, pas même la mort
Ou :
La main de l’homme n’est vraiment vivante
que quand elle s’enfonce entre deux cuisses
pour y chercher un sexe
qui se laisse découvrir comme un fruit dans l’herbe.
Et de la préface de Poèmes choisis d’Anne-Marie Kegels :
Je surveille toutes les heures,
je suis ici, je suis là-bas,
ma maison reste ma demeure
pourtant j’habite chaque bois
et j’exorcise ton absence
avec les routes de mes bras.
L’amour, pour Guy Goffette, est inséparable du temps qui passe, de la mort qui rode. Il pose un regard fasciné sur les amants aux passions dévorantes, sur la pulsion de vie et de rage à rechercher l’éternité fugitive des étreintes. La sensualité qui irrigue les vers, la sexualité qui craque les écorces.
La Mémoire du cœur est certes un recueil de chroniques littéraires, cependant il révèle aussi un corps d’écrivain, nourri d’auteurs qu’il livre en partage. Un cœur mis à nu par textes interposés. Grâce à la poésie de sa langue, il allume notre désir en composant comme des pochettes surprises qu’il nous reste à découvrir, explorer et savourer.
À la fin de la collection, le poète signale les livres qui composeraient sa bibliothèque idéale. La liste n’est pas longue, elle est contingente. Nous pouvons y chercher les absents, ou se laisser surprendre par des noms inconnus et prendre cette liste comme une carte des chemins de fer avec autant de gares que de noms sur la liste : libre ensuite de s’y arrêter ou de passer à la prochaine. Nous attendons d’ors et déjà que l’entreprise commencée avec La Mémoire du cœur se poursuive et s’augmente peut-être avec des textes sur la peinture et des entretiens avec les journalistes.
Qui sait quelles mains recueillent un jour les livres et si la petite musique d’un monde réconcilié ne viendra pas réchauffer telle jeunesse trahie ? Tant qu’il y a des cachots, la poésie n’est-elle pas la seule évasion clandestine ?