Le 'Spectateur' de Marivaux, ou comment le journalisme pourrait bien se permettre de ne pas tomber dans la complaisance.

Du Spectator au Spectateur

On connaît Marivaux pour ses qualités de romancier ou de dramaturge, moins souvent pour celles de journaliste. Et pourtant, loin de n’être qu’un premier métier alimentaire, la chronique journalistique s’avère une mine de curiosités. Le récent ouvrage d’Alexis Lévrier, Les journaux de Marivaux et le monde des "spectateurs", donne à voir la richesse des ouvrages périodiques du premier XVIIIe siècle. L’auteur consacre un chapitre entier à une définition de cette forme journalistique : "Les 'spectateurs' pourraient trouver leur cohésion dans l’insistance sur le recours à la feuille volante : tous ces journaux se présentent en effet sous la forme de petits feuillets de format in-8° ou in-12"   . Le "phénomène des spectateurs" naît tout d’abord en Angleterre : Richard Steele et Joseph Addison fondent en 1705 le Spectator qui paraît non pas en ouvrages volumineux mais en "single sheets". A la suite de la traduction de ce spectator, devenu en français Le Spectateur ou le Socrate moderne (1714), un grand nombre de "Spectateurs" vont voir le jour durant le Siècle des Lumières. On en compte précisément 112 entre 1711 et 1789. Marivaux n’est donc pas seul à contribuer à l’essor du "journalisme spectatorial". L’expansion du phénomène doit beaucoup au modèle anglais, et pourrait-on dire à sa réussite économique. Beaucoup d’auteurs envient ce succès bien plus qu’ils ne sont fascinés par le style d’un Richard Steele ou d’un Joseph Addison.
 
L’intérêt de ces Spectateurs réside surtout dans leur rupture avec un modèle classique de journalisme. Comme le montre Alexis Lévrier, les auteurs de Spectateurs ont refusé de s’inscrire dans le genre de la gazette ou du Mercure, autrement dit dans une tradition importée du XVIIe siècle français. L’innovation du Spectator, et de sa postérité européenne, tient à la mise en valeur d’un rédacteur fictif qui se construit une image tout au long de ses chroniques. En cela, "les auteurs à feuilles se parent d’un masque et inventent une persona conforme à leur stratégie d’écriture"   . Pour mieux définir la forme que prend le Spectateur, chez Marivaux notamment, Lévrier parle de "feuilles périodiques à forme personnelle"   . Marivaux ne s’exprime donc pas en son nom propre dans Le Spectateur français (1721-1724), L’Indigent philosophe (1727) ou Le Cabinet du philosophe (1734) ; il se fabrique une persona d’observateur à l’écart du monde. Plus précisément, "le balancement entre volonté de se tenir à l’écart du monde et de participer à la vie sociale caractérisera l’ensemble des 'spectateurs' d’expression française"   . Cette posture paradoxale influencera Restif de la Bretonne à la fin du siècle : "J’ai vu ce que personne que moi, n’a vu. Mon empire commence à la chute du jour, et finit au crépuscule du matin, lorsque l’aurore ouvre les barrières du jour"   .


Un genre à part entière ?

Aux confins du journalisme et de la littérature, les Spectateurs peuvent-ils se revendiquer en tant que genre à part entière ? L’auteur ne cesse en tout cas de poser la question tout au long de son étude. L’hétérogénéité même du corpus infléchit la thèse d’un genre Spectateur : "Faut-il se résigner à voir dans les périodiques dérivés du Spectator un ensemble composite, un déferlement dont le cours chaotique n’aurait laissé aucune trace dans l’histoire littéraire ?"   . La fragile cohésion des Spectateurs tient avant tout à la subjectivité marquée de ces périodiques : tandis que certains auteurs empruntent au modèle anglais, d’autres revendiquent une tradition moraliste française. Devant ces difficultés génériques, Alexis Lévrier choisit de ranger les Spectateurs dans la rubrique hybride des essais. La discontinuité des propos tenus par les divers spectateurs empêche donc de donner à ce phénomène une étiquette fixe.

Si Marivaux est le seul "Spectateur" à demeurer connu aujourd’hui, c’est sans doute lié au caractère protéiforme de sa production. Le refus de la monotonie et l’enchâssement de voix narratives sont les traits caractéristiques des "feuilles volantes" de l’auteur de La Fausse suivante. Ajoutons à cela que le lancement du Spectateur français intervient dans une période de disette journalistique : "En 1721, lorsque Marivaux lance le Spectateur français, la France ne compte aucun quotidien, presse culturelle et presse d’information immédiate confondues"   . Ce qui explique sans doute que Marivaux devienne rapidement un modèle pour toute une génération de Spectateurs (notamment ceux parus entre 1723 et 1729). L’Indigent philosophe constitue sur ce point un modèle dans le genre. Le spectateur ne cesse de déléguer la parole à d’autres énonciateurs et de dialoguer avec des figures de lecteurs. La définition du comportement social de "l’Indigent philosophe" peut ainsi servir de paradigme pour toute la gamme de spectateurs de la période : "Je n’ai point d’amis qui me viennent voir, mais en revanche je vais voir tout le monde dans les rues, je m’amuse des hommes qui passent"   .


Un nouveau modèle de journalisme

A l’heure où le journalisme se trouve mis en question et où de nouveaux modes de médiatisation de l’information sont pensés, il semble que le modèle marivaudien ait de quoi nous instruire. Bien entendu, le propos de Lévrier se limite à une étude littéraire d’une forme trop peu connue de journalisme sous l’Ancien Régime. Son travail est donc avant tout une étude universitaire dans le prolongement des travaux de Jean Sgard et de Michel Gilot. Néanmoins, dans une perspective moderne, on peut trouver dans ces Spectateurs une mine d’idées pour renouveler le journalisme contemporain. Le principe de fiction qui gouverne les périodiques étudiés, ce jeu constant d’enchâssements d’histoires plus ou moins tirées du réel, de dialogues agressifs avec des figures de lecteurs, cette économie littéraire en définitive de la feuille volante est un modèle de journalisme inventif. L’obsession des faits vrais et des images en temps réel qui définissent notre journalisme se trouve en parfait décalage avec la posture délibérément non participative du "Spectateur". Citons ce passage du Nouveau Spectateur français de Van Effen pour mieux saisir cette liberté de ton qui caractérise le phénomène des Spectateurs : "Je sais bien que la masse du public n’aime ni les raisonnements, ni les dissertations. Elle veut du burlesque, ou tout au moins quelque chose de légèrement écrit, quelque chose de superficiel, moitié conjecture, moitié décision. Ce tour d’esprit s’accommode à sa paresse naturelle : en lisant, elle veut être simplement passive, et recevoir nonchalamment quelques images amusantes, sans se donner la peine d’y réfléchir, et d’en examiner les liaisons. C’est là le goût du public, dit-on : tant pis pour lui ; les dégoûts de ce public malade ne doivent pas empêcher pourtant de vrais philosophes de lui donner quelquefois des dissertations et des raisonnements suivis, pourvu que ces pièces tendent à former le goût et à épurer les mœurs."   . Bien sûr, cette charge agressive a de quoi susciter la critique aujourd’hui. Le mépris et le moralisme du propos n’emportent pas l’adhésion. Mais avouons que cette forme engagée et ce refus de la complaisance réveillent le lecteur de sa torpeur habituelle. La confusion actuelle de la communication publicitaire et du journalisme professionnel nous amène sans doute à méditer sur ces anciennes pratiques journalistiques.


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crédit photo : Arslan/flickr.com