Un ouvrage pertinent et stimulant qui pose la question de l'islamisme et de la trajectoire de la Tunisie dans le cadre du "printemps arabe".

L'ouvrage Les islamistes tunisiens. Entre l'Etat et la mosquée, publié par Séverine Labat en 2014 aux éditions Demopolis, est un livre complet et riche, qui a pour ambition d'analyser la situation de la Tunisie contemporaine à l'aune de la place du mouvement islamiste Ennahda sur la scène politique et au sein de la société tunisienne.
   
Il s'agit d'un ouvrage on ne peut plus d'actualité, après l'adoption de la nouvelle constitution tunisienne le 7 février 2014, en présence notamment du Président de la République Française François Hollande, constitution résolument moderniste et progressiste.

Compréhension des événements successifs et interrogations sur l'islamisme tunisien
   
L'auteur choisit de citer en exergue la phrase suivante d'Antonio Gramsci : "le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur, surgissent les monstres". En ayant fait le choix de mentionner cette citation au début de son ouvrage, Séverine Labat montre bien l'angle qui est le sien pour interroger la situation de la Tunisie d'aujourd'hui et la place qu'y occupent les islamistes.
   
Elle découpe son ouvrage en 10 chapitres clairs, vivants et compréhensibles pour le néophyte autant qu'exigeant pour le spécialiste. Sans rentrer dans le détail des arguments développés dans le livre, on peut en résumer ainsi les conclusions principales.

Quel est le véritable visage de l'islamisme tunisien ?
   
La chercheuse au CNRS, docteur en sciences politiques, présente d'abord la cacophonie postdictatoriale qui a suivi le départ de Ben Ali du pouvoir en janvier 2011. Elle montre bien comment l'immédiat après Ben Ali voit la primauté des questions politiques sur les enjeux socio-économiques, dans le contexte d'une transition marquée par une certaine  perpétuation de l'ancien régime et un chaos palpable. Dans ce cadre, la victoire des islamistes d'Ennahda aux élections législatives marque le premier jalon d'une polarisation de la société et du champ politique tunisien.
   
Le retour du leader du mouvement islamiste, Ghannouchi, réprimé et en exil sous Ben Ali, témoigne à la fois de l'organisation des frères musulmans et des divisions qui existent en Tunisie, notamment mais pas seulement entre la gauche laïque et les islamistes. Ghannouchi, tenant d'une idéologie proche du wahhabisme saoudien, tente d'instaurer en Tunisie des règles étrangères à sa tradition d'ouverture et de modernité entamée sous l'ère Bourguiba.
   
À ce titre, Séverine Labat compare la notion "d'islamisme modéré" au "règne de l'oxymore". Elle pointe les quelques points communs et les nombreuses différences avec l'AKP turc d'Erdogan et présente les arguments qui étayent bien en quoi l'Algérie et sa décennie 1990 constituent un contre-modèle que refusent l'immense majorité des Tunisiens. Son analyse apparaît particulièrement aiguisée quand elle démontre que l'islamisme est un facteur de dilution du lien national, voulant entraîner le pays dans une internationale islamiste en rupture avec l'histoire de la Tunisie depuis son indépendance en 1956. Elle explique aussi comment la relation ambivalente entre Ennahda et les salafistes, entre connivence et confrontations, constitue une ligne de fracture au sein du pays, autour de la compétition pour le contrôle du champ religieux et la délégitimation des autres forces politiques, syndicales et sociales du pays au profit d'une confusion entre religion et utilisation de l'islam à des fins politiques.

Le refus de la violence ou l'impossibilité de la concrétisation du projet islamiste


Par la suite, l'auteur démontre en quoi l'usage de la violence et du terrorisme (attaque de l'ambassade des Etats-Unis à Tunis, assassinats de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, controverses violentes entre féministes et islamistes...) témoigne du refus majoritaire des Tunisiens de l'inscription dans la durée de leur pays dans un cycle d'affrontements sanglants et de menaces quotidiennes sur la sécurité des biens et des personnes.
   
Face aux impasses de l'islamisme, l'incapacité à assurer un dynamisme de l'économie, face à l'éclatement des partis démocrates, à une reconfiguration politique de l'opposition à Ennahda pleine d'interrogations  (Moncef Marzouki, Mustapha Ben Jaafar...), la Tunisie se situe à la croisée des chemins, oscillant entre interrogations sur elle-même et influences différenciées, parfois contradictoires, de ses partenaires que sont l'Union Européenne, au premier rang la France, les Etats-Unis et les autres pays du Monde Arabe.
   
À cet égard, il faut rappeler que l'Union Européenne occupe une place essentielle dans la vie socio-économique du pays : 78% des exportations de Tunisie, 65% des importations tunisiennes en proviennent, elle génère 85% de ses revenus du tourisme et elle assure 75% des investissements étrangers dans le pays. Cela impose de repenser les enjeux de l'avènement d'un nouvel espace méditerranéen. À titre d'exemple, la Tunisie pourrait devenir, à l'instar du Maroc, seul pays de la rive sud dans cette situation, un pays central pour le partenariat privilégié avec l'Europe, si elle obtient le statut avancé qui est celui du Maroc et qui permet d'intensifier la coopération politique, économique, sociale et culturelle entre les deux entités.

Un livre pédagogique qui ancre pleinement la situation tunisienne dans son contexte
   
Sans nul doute, l'un des apports de ce livre est également de pouvoir situer la trajectoire du pays par rapport aux autres Etats de la Région. Sans conteste, la Tunisie est aujourd'hui avec le Maroc le pays le plus démocratique du Monde Arabe, au sein duquel les libertés publiques sont perfectibles mais demeurent les plus développées. Coincé entre une kleptocratie pétrolière reposant sur l'armée à l'ouest et un Etat en voie de décomposition dans la Lybie de l'après Kaddafi, la Tunisie représente un espoir pour les autres pays de la région (Egypte, Liban, Syrie...), celui d'un passage progressif d'une dictature à la démocratie.
   
Il est bien entendu trop tôt pour savoir si ce constat optimiste se vérifiera dans l'avenir. On peut néanmoins avec ce livre saluer l'intérêt de la démarche tunisienne et l'apport au monde dont ce pays témoigne, quand la volonté d'un peuple, majoritairement musulman en l'occurrence, parvient, tôt ou tard, à triompher de l'autoritarisme et de l'obscurantisme