Un ouvrage qui permet de voir sous un jour nouveau le lien entre métaphysique de la vie, humanisme et politique chez Bergson.

On accordera à Nizan qu’en philosophie, "il est question d’être utile. Et non de faire l’apôtre."   On partagera également avec lui l’idée que "la genèse des classes sociales s’explique par la force"   , on regrettera comme lui que "les rouages de l’État [puissent être] confisqués par des intérêts privés"   , mais on ne pourra plus, à la lecture de cet ouvrage de Yala Kisukidi, affirmer avec lui que Bergson fut le chien de garde du système. Philippe Soulez le pressentait déjà il y a quelques années: "la pensée politique finale [de Bergson] a peut-être été plus progressiste que sa vie."  

À travers une lecture originale de l’œuvre du philosophe de la durée, c’est précisément ce que Bergson ou l’humanité créatrice met très clairement en lumière. En saisissant "l’unité d’intuition qui est aussi une unité d’impulsion"   de cette pensée, Yala Kisukidi permet tout à la fois de mesurer le souffle libérateur qu’elle recèle et la stérilité des révoltes sans horizon.

"Une approche déthéologisée et désanthropologisée de la création est portée par l’image de l’élan vital."  

Voilà le point de départ de cette réflexion sur "l’humanité créatrice". Si l’effort de désanthropologisation opéré par Bergson dans L’Évolution créatrice pour s’emparer de cette question de la création est généralement bien visible aux yeux des lecteurs, celui de déthéologisation est moins souvent mis en avant. Sur ce point on notera d’ailleurs que l’image de l’élan vital a été récupérée de deux façons en philosophie. Dans une perspective critique, les détracteurs de Bergson se sont appuyés sur cette idée pour en faire un simple "recruteur du christianisme."   Mais comme le montre un autre ouvrage récent qui dépoussière tout autant l’œuvre de Bergson   , à l’inverse, et sans attendre la réflexion de Bergson lui-même sur les questions morales et religieuses, certains se sont trop hâtivement (et à tort) réjouis de voir en L’Évolution créatrice le renouveau des philosophies idéalistes allemandes et par ricochet le renouveau du christianisme. Bergson prendra ses distances avec cette lecture commode de son œuvre et " on se méprendrait à tord en croyant qu’une philosophie morale et politique, encore inconsciente d’elle-même, se cache dans l’image de l’élan vital."  

En deçà de ces deux types de lecture, en repartant d’une lecture de l’œuvre pour elle-même, Yala Kisukidi éclaire ici sous un jour nouveau le lien entre métaphysique de la vie, humanisme et politique chez Bergson.

Création et finitude

De la fréquentation des données biologiques, des théories portant sur l’évolution des espèces tout comme de celles portant sur la physiologie organique, émerge dans la pensée de Bergson l’image d’un élan vital. Cet élan est envisagé par le philosophe comme un centre de divergence d’où jailliraient les différentes formes de vie. Non pas que la philosophie soit une simple synthèse de ce que disent les sciences, mais qu’il y a une forme de complémentarité fructueuse entre deux façons de voir et de dire le vivant, entre science et philosophie. "La science est finie car elle peut penser, mais ne peut pas penser sa pensée. […] La métaphysique interprétative, qui se nourrit des aventures de la raison scientifique"   donne le sens de ce que la science soulève sans le voir.  
On notera toutefois, et Yala Kisukidi n’élude pas la question, que Bergson dans un passage de L’Évolution créatrice évoque bien la question de Dieu. Mais c’est pour affirmer aussitôt que tel qu’il le définit, c’est un Dieu qui "n’a rien de tout fait ; [qui] est vie incessante, création, liberté."   On peut raisonnablement penser que via le détour de la métaphore de l’élan vital, Bergson souhaitait prendre d’avance ses distances vis-à-vis de toute forme de récupération et montrer que ce qui se joue dans L’Évolution créatrice n’est pas une question théologique, c’est une question "cosmologique, anthropologique et morale."   Et c’est précisément tout "ce qui importe à la philosophie."  

L’image de l’élan vital, loin de renvoyer à une forme de toute puissance de la vie, permet au contraire de comprendre l’ambiguïté fondamentale et la finitude qui l’habitent. Tout se passe comme si les formes de vie qui jaillissent de l’élan tendaient, une fois apparues, à stagner. "Comme des tourbillons de poussières soulevés par le vent qui passe, les vivants tournent sur eux-mêmes, suspendus au grand souffle de la vie. Ils sont donc relativement stables et contrefont même si bien l’immobilité que nous les traitons comme des choses plutôt que comme des progrès."  

Par le biais de l’intuition, le philosophe de la durée renoue, en deçà de cette immobilité de surface, avec l’exigence interne de création qui habite le vivant, il donne à penser le souffle qui les anime. Ce qui distingue les différentes formes de vie entre elles est précisément "la spécification d’activités porteuses d’une puissance plus ou moins profonde de changement, manifestant des tendances singulières de l’évolution."   Ainsi, le vivant est habité par une tendance naturelle à la fixité et chaque espèce "résiste toujours à sa propre nature en la trompant"   , c’est-à-dire en créant.

En vertu des multiples directions de la vie, on peut donc dire que la philosophie de Bergson se présente comme " une philosophie des continuités créatrices"   et ce qu’il revient à l’homme de retrouver, ce n’est pas la coïncidence avec Dieu mais son propre pouvoir de création. L’Évolution créatrice n’ouvre pas de perspective apologétique.

Esthétiser l’existence

Dans plusieurs de ses œuvres, Bergson présente précisément les artistes comme des "privilégiés"   de la nature capables de nous faire éprouver quelque chose de cette continuité créatrice qui se cache derrière l’apparente inertie du réel. L’œuvre d’art, "dans ses effets, doit faire entrevoir au commun des hommes, qui ne sont pas des artistes, l’exigence de création qui sourd en eux."   L’art n’a donc rien d’une "extraction mimétique de ce qui existe déjà"   , il doit au contraire laisser transparaître un mouvement, une émotion, un souffle de vie. Il se présente alors comme "une propédeutique sensible à la métaphysique."   Une propédeutique seulement car l’art peut bien "enrichir notre présent, mais il ne nous fait guère dépasser le présent."  

Ce que le spectateur doit conserver de l’art, c’est avant tout le souffle créateur qu’il suggère. Il ne s’agit pas de se laisser hypnotiser par l’œuvre mais au contraire, en s’imprégnant de la stimulation créatrice qu’elle dégage, d’y puiser la force d’une "esthétisation de l’existence"   elle-même. Ainsi la conception bergsonienne de l’art reposant sur l’existence de quelques privilégiés est-elle finalement susceptible de profiter à tous. Selon Bergson en effet la création de soi par soi, "à la différence de celle de l’artiste ou du savant, se poursuit à tout moment, chez tous les hommes."   La possibilité d’une création de soi par soi, d’un affinement de la personnalité comme le dit aussi Bergson, n’est pas réservée à une élite, elle est une virtualité immanente à chacun. Aussi, contrairement à l’acte artistique, au geste créateur de l’artiste lui-même, la sensibilité à l’art susceptible de nous enjoindre à nous créer nous-mêmes, n’est pas la fortune de quelques exceptions car ici "nul être n’est trop avili pour ressentir à la vue de la beauté un transport d’amour, et nul être n’est trop disgracié pour que l’éclat de la beauté ne puisse un moment se poser sur lui."     

Toutefois, comme le remarque Yala Kisukidi, un autre piège, une autre tentative de récupération est susceptible de transparaître dans cette conception de la création de soi par soi entendue comme un se faire ce qu’on veut être. Une telle vision de l’homme et de la volonté pourrait en effet tout à fait servir d’alibi à "l’individualisme libéral."   Or la pensée de Bergson dans les Deux sources de la morale et de la religion est, sur ce point, bien trop profonde pour se réduire à ce sens trivial et conformiste de la subjectivité et de la liberté humaine. Se créer soi-même ira de paire avec un souffle de fraternité.

La justice comme destination métaphysique

Dans l’œuvre de 1936, Bergson prolongera donc sa réflexion sur le concept de création dans les domaines moral, social et politique. La figure du mystique en laquelle il voit comme "l’apparition d’une espèce nouvelle"   est présentée comme une personnalité capable de susciter autour d’elle un élan de générosité et d’amour. Il ne faut pourtant pas s’y tromper, le recours au mystique ne vient pas conforter une perspective apologétique, elle sert très précisément à Bergson à ancrer l’humanisme dans une dimension concrète, à rompre avec les rhétoriques abstraites et inefficaces. Le mystique incarne une humanité qui, ayant fait retour sur elle-même, sympathiserait de nouveau avec l’élan créateur d’où elle a émergé. Cet élan, "sympathique à lui-même"   , susciterait alors l’apparition de foyers de générosité et d’une morale ouverte. 

De la même façon que l’artiste savait suggérer l’envie de se créer soi-même, le mystique est cette personnalité qui, par sa présence et par ses actes, sait réconcilier l’espèce avec son exigence interne de création et avec elle-même. Rien ne sert de prêcher le beau et le bon, il faut les mettre en pratique. Si le mystique est quasi méthodologiquement nécessaire dans Les deux sources, c’est parce que Bergson n’était pas aveugle au fait que savoir ce que peut être le bien ne suffit pas à donner envie de le rendre effectif. " Il y aura loin [dit-il] de cette adhésion de l’intelligence à une conversion de la volonté."  

"Dans l’espèce humaine, la création qui surpasse toutes les autres est [donc] la création morale"   qui, s’adressant à ce qui en chaque personne et en chaque communauté "la rend indifférente à l’indifférence"   , ouvre les sociétés et les hommes les uns aux autres et suscite un élan de fraternité universelle.

Bien sûr Bergson dans Les deux sources fait du mysticisme chrétien le "mysticisme complet"   , mais, et c’est là encore l’originalité et le grand mérite de cet ouvrage que de le souligner, ce lien est contingent. Ce que le mystique cherche à diffuser, c’est avant tout un état d’âme, non un dogme. "Il n’importe même pas [que le mystique] s’appelle le Christ"   ou se revendique de la chrétienté car "la thématisation du mysticisme chrétien ne camouffle pas des ambitions nationales ou même des projets missionnaires solidaires d’une politique."   La pensée de Bergson concernant les questions morales et religieuses est donc tout à fait éloignée des interprétations qu’en ont données ses contemporains. "La généalogie biologique des catégories morales et politiques des Deux sources n’a rien d’incompatible avec l’affirmation d’une pensée de l’émancipation, appelant à la transformation de l’ordre sociopolitique donné."  

Mais précisément parce que l’homme, comme tout ce qui vit, est travaillé par une tension entre deux orientations vitales, à savoir entre celle qui l’entraîne dans une forme d’enlisement et de clôture et celle qui, au contraire, l’enjoint à créer et à se créer, il lui faudra, pour conserver quelque chose "de ce que le mystique vient déposer, brûlant, dans l’âme de l’humanité"   , créer des institutions politiques. Pour qu’il en reste quelque chose, les aspirations morales soulevées par le mystique doivent connaître une traduction politique, elles doivent s’incarner dans des institutions, des lois, des mœurs qui seront comme les remparts tentant d’empêcher l’humanité de céder de nouveau à l’égoïsme et à la violence du clos. Ainsi, "les démocraties sont toujours des marches en avant, plus ou moins créatrices. Ce qui les caractérise, ce n’est pas leur conformité à un idéal mais le degré de tension créatrice qu’elles actualisent"   , c’est-à-dire le degré d’ouverture à l’autre qu’elles manifestent et le degré de réalisation de soi qu’elles rendent possible pour chacun.

Enfin Bergson n’était pas dupe du caractère éphémère de tels élans, de la possibilité pour la démocratie elle-même d’être "prise au cœur d’une tension entre ce qu’elle est intentionnellement, virtuellement et son actualisation effective, [la laissant en proie] aux dérives et à la confiscation des rouages de l’État par des intérêts privés."   Certainement cet écart ne sera-t-il jamais comblé mais en faisant de la justice une véritable destination métaphysique et comme le montre cet ouvrage, quelque chose dans la pensée de Bergson, soutenant, contre toute attente, "les existences humaines dans la matérialité de leur quotidien et de leur vécu"   , indiquait déjà une voie à suivre