Lauréat du prix Sophie Barluet du CNL, du prix de la revue des Deux Mondes et du prix Procope des Lumières, Gérald Bronner ne cesse d’être récompensé pour La démocratie des crédules paru au PUF en 2013.

Spécialiste de la croyance et de la sociologie cognitive, l’ensemble de ses recherches traite de questions épistémologiques, telle la construction de la connaissance et les représentations sociales, dans une société de communication vectrice d’informations plurielles. Largement salué par la critique et le monde des sciences humaines, son dernier ouvrage pointe, entre autre, les risques du développement des théories du complot avec l’usage d’internet.

Au cœur de l’actualité, on le voit ces jours avec la polémique sur la "théorie du genre" ou avec les récents relents médiatiques antisémites, le danger principal pour Bronner consiste en ce qu’une personne qui recherche (sur internet) une information sur un sujet dont elle s’est déjà construit une représentation y trouvera la conviction similaire, étayée et argumentée. Ce qui miroite sur l'écran n’a cependant pas toujours toutes les vertus scientifiques que ce qu’il prétend avoir, mais persuade malgré tout en consolidant l’intuition première.

Les contenus recherchés font alors la satisfaction constante des prédicats de base répondant positivement à la crainte préliminaire de la navigation. Un usage qui peut donc s’avérer néfaste dans le système de la construction cognitive et psychologique des individus, et qui participe au délitement de toute confiance dans la société, avec une crise du lien social déjà entamée par d’autres facteurs (économiques, représentatifs, politiques…).

Nonfiction.fr a posé trois questions à ce membre de l’Institut Universitaire de France, également professeur à Paris Diderot, qui nous éclairera peut-être sur le prochain thème d’étude de l’auteur de La démocratie des crédules :

Quel est le principal mérite et le principal défaut d’internet dans la diffusion de la pensée en générale ?

Comme la plupart des technologies, Internet revêt des aspects positifs et négatifs. Avoir un rapport inconditionnel avec l’un de ces aspects relève souvent de l’idéologie. Personnellement, j’analyse Internet comme une étape remarquable de l’histoire du marché cognitif. Cette étape permet notamment une mutualisation de l’information individuelle qui peut aboutir concrètement à l’amélioration du savoir collectif. L’exemple de Wikipedia est bien entendu le plus connu, mais l’on pourrait citer aussi Tela Botanica, par exemple, qui met en réseau des dizaines de milliers de botanistes, les uns professionnels, les autres amateurs pour réviser de façon efficace l’intégralité de la nomenclature des plantes existant en France. D’une façon générale, Internet a permis de repérer, par la mobilisation d’un grand nombre d’observateurs, des phénomènes à occurrence rare, notamment dans le domaine médical, en soulignant l’existence de certains symptômes atypiques. Par ailleurs, cet outil permet aussi de mutualiser les compétences exploratoires des foules. Le jeu Foldit, par exemple, propose aux internautes de tenter librement des combinaisons moléculaires pour mieux cerner la façon dont les protéines peuvent se déployer dans l’espace : il s’agit de déplacer des portions ici, d’en ajouter là ou même de détruire des liaisons. Ce jeu collectif de construction a permis la publication de trois articles dont l’un dans la très prestigieuse revue Nature.

Je signale tous ces aspects dans mon livre, mais il est vrai que j’y focalise plus mon attention sur la face obscure d’Internet et surtout sur la façon dont cette libéralisation du marché cognitif peut conduire à favoriser la diffusion d’idées douteuses plutôt que la connaissance. Pour résumer beaucoup, je dirais que le fait qu’il s’agit en réalité d’un marché de l’information totalement dérégulé donne une chance de se répandre aux propositions les plus démagogiques. Auparavant, ces propositions existaient, mais elles essaimaient rarement au-delà de leur espace de radicalité. C’est ainsi qu’on a vu se développer au cours des années 2000 et parfois de façon spectaculaire, toutes sortes de croyances conspirationnistes, précautionnistes etc. Je n’attribue pas à Internet la seule responsabilité de cette situation, mais comme toutes ces croyances passent pour des informations, les modifications du marché cognitif ne sont pas non plus pour rien dans ce succès renouvelé de ces idées. C’est d’autant plus vrai que je montre comment les croyants arrivent, même lorsqu’ils sont minoritaires à créer des oligopoles cognitifs sur la toile. Par ailleurs, l’accélération du temps de diffusion de l’information est pour beaucoup dans la réduction du temps de vérification de cette information. Cela crée en outre une pression concurrentielle sur les médias conventionnels qui tend à les faire dériver plus encore qu’ils ne le faisaient auparavant (voir par exemple l’irrésistible surgissement du traitement de la vie privée des hommes politiques).

Quelles pistes possibles exploiter pour une régulation du "marché cognitif" d’internet et viser à une "démocratie de la connaissance" sans tomber dans le piège de la technocratie ?

Je ne suis pas pour une régulation de ce marché par le politique, ce serait une régression démocratique. Il existe des formes minimales de régulation, notamment sur les forums (ceux qui gèrent ces forums veillent souvent à ce que les insultes, menaces etc. ne puissent s’exprimer) qu’il faut sans doute rendre plus performantes. Sans doute aussi Google devrait-il examiner ses algorithmes et voir s’il n’y a pas des mesures pour faire en sorte que certaines idées dangereuses et minoritaires n’aient pas cette visibilité qu’elles ont aujourd’hui.

Mais je crois surtout que la régulation doit êtes faite par nous tous. Ce qui fait que les croyants parviennent à imposer sur certains sujets leur point de vue, ce n’est pas qu’ils sont plus nombreux, mais simplement qu’ils sont plus motivés. Les gens d’extrême droite, par exemple, ne sont pas majoritaires dans notre pays, mais on sait que certains groupes s’organisent pour troller les forums traitant de sujets permettant de faire basculer dans l’idéologie certains lecteurs indécis. C’est ainsi que certaines idées se diffusent lentement. Le problème des gens raisonnables c’est qu’ils laissent faire les plus radicaux, on les comprend, chacun à autre chose à faire que d’aller échanger des idées sur les forums… et pourtant, cela me paraîtrait la chose la plus utile à faire pour renvoyer les radicaux dans leur espace naturel. La sociologie a montré depuis longtemps qu’un groupe minoritaire pouvait imposer de bien des façons son point de vue à la majorité. Mais ces mécanismes, qui peuvent être tempérés par les institutions, ne sont jamais aussi saillants que lorsqu’ils s’expriment dans un espace social très dérégulé.

Si internet est affaire de croyances diverses susceptibles de nous diviser, quelle serait l’épistémè globale de notre époque ?

L’ "épistémè" globale me paraît toujours un concept douteux, elle est souvent la découverte ex-post de chercheurs et tend à rendre une période cognitivement plus homogène qu’elle ne le fut en réalité. Mais il est vrai qu’il existe des idéologies dominantes. Je crois que le précautionnisme, par exemple, est une des figures saillantes de l’idéologie dominante. Il se fonde sur un argument de perpétuelle intimidation concernant les conséquences imprévisibles des actions des hommes (en particulier sur leur environnement). En ce sens, il a des impacts représentationnels et pratiques qui ne me paraissent pas relever de l’épiphénomène.

Mais au-delà de ça, je crois que ce qu’il est en train de se produire, c’est la diffusion d’une forme de démagogie cognitive. Ce mal a toujours guetté la démocratie bien entendu, elle qui, dans son histoire, a traditionnellement eu à gérer les conflits entre opinion publique et intérêt général. Cette démagogie cognitive, cependant, me paraît pouvoir s’adosser désormais au formidable déploiement de la technologie de l’information. C’est pourquoi je crois que les démocraties sont à un carrefour de leur histoire et que le bras de fer est engagé entre la démocratie des crédules et celle de la connaissance