"What’s that buzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzing?"

Marshall McLuhan

 

1: VOTRE ORIGINAL EST EN TRAIN DE SUBIR UNE FUSION-TRANSFORMATION HUMAINE TOTALE  

Il est difficile de décrire le travail de Ryan Trecartin sans avoir l'air désespérément bouleversé. J'ai envie de dire plein de choses spontanées et péremptoires comme "Imaginez Hieronymus Bosch et Keith Haring collaborant pour faire un film", ou "Si Facebook avait un cauchemar, il ressemblerait à ça."

Je suis même tenté de recourir à un odieux cliché journalistique, à savoir la description d'un objet, d'un événement ou d'une expérience comme "s'approchant de [quelque chose de familier] sous l'emprise de [quelque drogue]". S'il y a des drogues quelque part dans ce travail, elles ne sont pas de type chimique - pas du LSD, disons, qui pourrait sembler un choix évident pour ce cinéma kaléidoscopique - mais plutôt du genre globalisant, une sorte d'amphétamine à fort potentiel visuel que nous ne remarquons qu'à peine car nous y vivons, comme des poissons dans l'eau.

Trecartin est mieux connu comme vidéaste, même s'il pratique aussi la sculpture, l'installation et la photographie. Ses films, qui fusionnent un art de la performance sitcomesque avec des collages numériques criards jusqu'à l'hypnose, prêtent à une confusion extrême. La première fois que j'ai vu P.opular S.ky, par exemple, j'ai eu une réaction d'irritation nerveuse dont j'avais souvent entendue parler mais que j'avais rarement vécue. Les outils d'interprétation que nous offrent la télévision et le cinéma sont inutiles ici. Essayez de décoder une intrigue dans la tempête de signes et de signifiants ou tentez d'y "lire" un caractère dans un sens vaguement freudien et vous n'obtiendrez qu'un mal de tête. Mon conseil : suivez le mouvement, laissez sauter les images et concentrez-vous sur la manière dont votre cerveau réagit.

Composés à partir de logiciels de montage largement disponibles (ses premiers films furent montés sur iMovie), les films de Trecartin clignotent comme des translations immédiates d'un monde sursaturé. Ils mettent à l'affiche des tribus de gamins et de farceurs au discours articulé quoique schizophasique - un patois d'argot fait maison, de langage "corporate" et d'inepties de forums qui fusionnent et bégaient comme le bredouillement désordonné de l'inconscient numérique. Ces films ont la même rigueur narrative que la fusion complète d'un ordinateur mais ils sont incontestablement captivants.

Disons que la priorité du film sur la peinture et l'installation est pertinent pour celui qui a grandi en regardant la télévision câblée et qui prend pour acquise la place centrale des écrans dans la vie contemporaine. Les personnages de Trecartin, comme les technophiles d'aujourd'hui qu'ils satirisent, ont un lien ombilical à leurs Blackberries. Ils jouent aussi constamment avec la caméra, inquiets de savoir que leurs performances sont filmés, enregistrés et diffusés : la conscience de soi mène toujours à la promotion de soi. Le monde "réel" des gens situés dans un espace et un temps est secondaire par rapport à l'après-vie virtuelle de ces actes. Les personnages de Trecartin aspirent à devenir des images.

Né en 1981 au Texas, vivant et travaillant maintenant à Los Angeles, Trecartin a été labellisé "artiste le plus important à avoir émergé depuis les années 1980". Il est devenu la tête de proue officieuse d'une génération d'artistes américains qui ont pris en compte la prolifération des nouveaux médias dans les deux dernières décennies, et marient leur pratique éclectique à une adoration post-pop des zones désaffectées de la culture de consommation.

Le travail de Trecartin est généralement classé par les critiques dans une généalogie de subversifs américains. Et en effet, on décèle aisément dans son travail des traits d'une esthétique d'avant-garde qui paraît propre aux Etats-Unis : le kitsch sinistre des films de John Waters, par exemple, le broiement identitaire dysphorique de Cindy Sherman, ou encore les ruptures violentes des films-performances de Paul McCarthy. Mais aucune de ces comparaisons ne s'applique exactement à Trecartin.

Son premier long-métrage, A Family Finds Entertainment (AFFE, 2004), lui a servi de mémoire de fin d'études à la Rhode Island School of Design. Il avait 23 ans. Ce film évoque nombre de sujets qui reviennent dans son travail : l'identité comme jeu de rôle, la lutte entre l'expression individuelle et l'appartenance commune, la dimension politique de la famille, la culture queer, la mondialisation - et des choses moins abstraites comme des "house parties", du maquillage, des images statiques ou de la gouache.

Il est un peu absurde de réduire ce cinéma toujours fuyant à une trame essentielle, mais allons-y : AFFE suit Skippy (joué par Trecartin), un jeune homme potentiellement psychopathe qui s'enferme dans une salle de bain pendant que ses amis font la fête, dit à ses parents qu'il est gay, sort dans la rue, devient le sujet d'un documentaire, se fait renverser par une voiture et est ressuscité comme par magie par un un groupe qui chante en choeur avant une salve finale de feux d'artifice. Ces coordonnées narratives créent un cadre très large pour quarante-deux minutes de performance sauvagement gestuelle, et d'imagerie schizoïde et enjouée - un film qui s'avance masqué en autobiographie surréaliste tout en théâtralisant un débat complexe sur la possibilité de l'appartenance.

Les films de Trecartin ne prétendent pas distiller ou filtrer, ils dégueulent et postillonnent comme des tuyaux d'écoulement emplis d'informations. Les couleurs sont floues, douloureusement vives. Les images tournoient, se transforment, percutent et explosent avec une intensité hyperactive. Il est souvent impossible de tout digérer : il faudrait regarder, re-regarder et re-re-regarder chaque film pour en isoler la moitié des détails. Le penchant de Trecartin à placer des images dans d'autres images, ou des écrans dans d'autres écrans, vous paraîtra extrême jusqu'à ce que vous vous rendiez compte que vous avez peut-être dix pages Web ouvertes au moment où vous lisez celle-ci.

Dans une séquence typique de Temp Stop (Re’Search Wait’S) (2009-10), sept scènes ont lieu en même temps ; il y a aussi des moments de calme transcendant, de purs écrans gris, des étendues de silence. L'exubérance maximaliste des films de Trecartin les rend impossible à regarder, au sens où nous entendons ce mot. Nous nous concentrons sur une partie de l'écran en particulier et adaptons donc notre regard sur l'oeuvre.

L'oeuvre la plus récente de Trecartin est une série de films en sept parties, Any Ever, qui inclut le quartet Re’Search Wait’S et la trilogie intitulée Trill-ogy Comp. Achevé entre 2009 et 2010 et présenté en 2011 au MoMA PS1 à New York, Any Ever totalise quatre heures de films. Comme un spectacle de Matthew Barney moins austère et moins mythopoétique, Any Ever dissout les frontières entre l'écran et la galerie. Les accessoires, les costumes, les plateaux et les séquences migrent librement d'un film à l'autre et remplissent le champ de la vision. Trecartin vise une plénitude empirique, un lien direct entre l'oeuvre d'art et le système nerveux de son spectateur.

 

2: J'AI BESOIN DE ME SENTIR SANS FIN DANS LES DEUX SENS

L'oeuvre de Trecartin n'est pas seulement intéressante parce qu'elle met en jeu une illustration littérale de la folie électrique de la vie moderne : ça, je le comprends en soixante secondes passées sur Internet. J'aime surtout la façon dont ses oeuvres animent le dialogue en cours entre identité et technologie. Cette relation d'amour-haine provient du mélange entre liberté et aliénation qu'il permet (notre monde est en train de devenir plus rapide, plus clair et meilleur ; il semble aussi déroutant et saturé d'informations) et, avec l'invention d'Internet, elle est entrée dans une ère inégalée d'anxiété et d'opportunité.

Cette tension est avec nous depuis des siècles. Dans Phèdre, Socrate révèle une suspicion profonde de l'écriture qui préfigure des préoccupations futures quant à l'allure douteuse de la technologie. Ceux qui se saisiront naïvement de l'écriture, dit-il, "se croiront de nombreuses connaissances, tout ignorants qu'ils seront pour la plupart, et la fausse opinion qu'ils auront de leur science les rendra insupportables dans le commerce de la vie." (275b) Il affirme que l'écriture n'est "rien de plus qu'une image" : un simulacre de la vérité. Quand nous abandonnons l'expression individuelle à l'écriture nous nous aliénons nous-mêmes et au monde : nous plongeons nos têtes dans le Léthé et oublions notre voix.

Il est extraordinaire que Socrate fasse tout un plat de l'écriture, que la plupart d'entre nous ont renoncé à penser comme une technologie depuis très, très longtemps. Si vous creusez son argument en l'envisageant comme une vaste analogie, il devient utile pour conceptualiser ce qui peut apparaître comme une préoccupation exclusivement contemporaine : le décalage entre le début de la mutation technologique et notre capacité à l'absorber. Dans un entretien avec la conservatrice Jennifer Lange, Trecartin l'a formulé ainsi : "J'aime l'idée que la technologie et la culture vont plus vite que la compréhension que les gens ont de ces supports. Comme le jumper qui se fait avoir avant même le début du "jump"." (Je ne peux que supposer que par "jump", il fait référence au film sur la téléportation Jumper, mis en pièces par la critique en 2008).

La graphophobie de Socrate semble insignifiante comparée à l'impérialisme insidieux des écrans dans notre vie : les tablettes toujours plus puissantes et toujours plus petites, un sentiment global de rétrécissement et la montée des réseaux sociaux comme nouvelle manifestation de la publicité. Comme l'écriture, ces formes d'extension technologique de soi diminuent notre autonomie en défiant notre conception de nous-mêmes comme êtres concentrés et cohérents. Nous pensons les gadgets comme nos esclaves mais à l'instant où ils acquièrent une volonté ou une autonomie propre ils menacent de prendre le dessus sur leurs utilisateurs. De Mary Shelley à Isaac Asimov, la littérature de l'imaginaire est jonchée d'expériences technologiques qui tournent mal.

A contrario, les films de Trecartin renversent cette anxiété technologique. En fait, si tant est qu'ils nous troublent, ils se présentent comme excitants, impulsifs et drôles. Nombre de ses personnages apparaissent comme des avatars de Second Life, et la manipulation du film est tellement implacable que la fusion d'identités physiques et numériques se fait sur l'image elle-même. Vous avez peut-être l'impression que je parle de SF mais ces pratiques de retouche photographique ou d' "auto-tuning" sont très banales aujourd'hui. Pour autant qu'ils aiment et ont besoin de leurs smartphones et appareils photo numériques, les personnages de Trecartin les balancent à travers la pièce dans des accès de dépit et martèlent des scanners. L'union du soi et de la technologie s'accompagne de frustrations ; de manière cruciale, toutefois, elle n'est pas grevée par l'inquiétude, la perte ou la peur. Dans Ryan’s Web 1.0, une série de collages de photos, Trecartin met en scène ses collaborateurs/amis Lizzie Fitch, Veronica Gelbaum, Telfar Clemens et Ashland Mines comme avatars d'une mode future. Ces visions en miniature du monde de Trecartin présente le soi comme un réseau ouvert, imprégné par la culture. Des logos sont inscrits sur la peau, des marques deviennent des corps, et la personnalité s'accomplit dans un acte de sur-identification synesthésique avec l'éphémère consumériste.

 

3: JE N'ARRIVE PAS A CROIRE QU'IL A ESSAYE DE ME PHYSCHO-TRANSFORMER EN CETTE PERSONNE

Les séquences sont accélérées, ralenties et renversées ; les couleurs clignotent et saignent ; la chair est du plastique post-produit ; les corps existent en plusieurs lieux à la fois - dans les films intensivement traités de Trecartin, l'expression est altérée par ce qu'elle traverse. Le médium n'est peut-être pas le message mais il le module toujours. Les titres mêmes de ces films - qui apparaissent comme des fichiers corrompus de bases de données, parsemés de fautes de ponctuation et d'acronymes incompréhensibles - sont le symbole génial de l'instabilité de la vision de l'identité humaine de Trecartin.

Notre rapport à la culture est traduit comme une forme d'empêtrement ou de croisement. L'empathie est une métamorphose : quand un personnage s'identifie à une idée ou une personne, il adopte son vocabulaire ou ses propriétés physiques. Les films de Trecartin rejettent la binarité du réel et du virtuel, du mâle et de la femelle, du soi et de l'autre, du gay et de l'hétéro, de la rationalité et de la folie, de la surface et du sous-texte, du style et du contenu, du temps et de l'espace. Ce qui importe ici est moins la recherche d'une structure dans un monde désordonné et déroutant que l'énergie formellement libre de l'invention de soi. Les identités numériques sont multiples et instables - un agrégat d'images et de mots qui peuvent être remixés et revus ; ils sont aussi un gage de liberté. Nous pouvons nous télécharger, nous éditer, nous effacer, nous retravailler, et nous "rebrander". Mais vous savez déjà tout ça. Il est même probable que vous le fassiez déjà.

Rien de tout ceci ne serait possible sans la photographie. Dans La chambre claire, Roland Barthes décrit le malaise aigu qu'il ressent lorsqu'il est photographié : "Dès que je me sens regardé par l’objectif, tout change : je me constitue en train de "poser", je me fabrique instantanément un autre corps, je me métamorphose à l’avance en image." Trecartin explore précisément ce monde de poses, de transformations et d'images de soi. Plutôt que d'y être mal à l'aise, comme Barthes ou comme moi, Trecartin s'épanouit dans ses possibilités.
 
 
4: J'ENTENDS UN NARRATEUR AUTO-PROCLAME

Dans P.opular S.ky (section ish), un personnage joué par Trecartin nous informe qu'il veut "vivre dans un monde où la narration est le diable". La capacité à se scénariser est un droit inaliénable et tout ce qui s'y oppose doit être rejeté. Dans son livre Reality Hunger David Shields exprime cette hostilité à la linéarité : "Le récit, c'est pour les morts." La technologie, qui nous permet de nous connecter aux autres de manières inédites, a rendu obsolètes les intrigues linéaires et les constructions de personnages que nous considérions normales.

Les films de Trecartin fuient les limites posées par une temporalité construite d'après une trame au profit d'un style décousu fait d'associations libres, qui échoue volontairement à aplanir la multiplicité et la contradiction. On est ici au plus près de la pratique du lien hypertexte tel qu'elle peut exister dans une vidéo d'art. Pour faire une analogie avec la physique, nous pourrions dire que le récit newtonien des causes et des effets cède la place à l'entropie dynamique du principe d'incertitude de Heisenberg. Les personnages - s'il est permis de les appeler ainsi - existent quand et où ils veulent et se solidifient en sujets sous l'oeil de la caméra.
Ces oeuvres montrent les possibilités de la narration de soi, en particulier celles qui se révèlent lorsque le langage commence à s'effondrer. Il y a quelque chose de textuel à initier la vie par des scripts en formes de pièces, de monologues, de poésies ou de fragments - le socle de ses films. Il transforme l'intention du langage pour le conformer à ses propres fins, il gauchit la syntaxe, il dissèque des mots composés et il constitue un ensemble de néologismes à valeur de petit dictionnaire dans chaque film. Prenez l'exemple suivant, extrait au hasard du script de The Re’Search :

Neighbourhood Yes, Ocean Over, Yeah! !Connect!
I sent You, A =Mother Figure Function=!
I sent You, A    =Mother Figure Function=!
Compassicolic-Ish-Us       ‘Capital Structure’
What?
OK   Re-Write=                      CORRECT*
*Compassionate Capitalism

La frénésie linguistique dissimule une cohérence de tons et de thèmes, une allégresse de calembours et de jeux de mots et une réassignation cohérente, quoique subversive, de symboles textuels. Aucun autre écrivain que je connais peut me faire penser à la fois à Gertrude Stein et à Steve Jobs, à la poésie moderniste et au marketing du prêt-au-bonheur. Si ces films, adventices et aléatoires, semblent improviser sous vos yeux, ils sont le résultat d'un processus intensif de scénarisation et d'édition. Ce type d'activités s'applique tout aussi bien à la construction de l'identité. 


 
5: VOUS N'ETES PAS LE SEUL CIEL A TOUCHER CETTE ETOILE

Il est logique que je sois d'abord tombé sur les films de Trecartin sur Internet. C'est un artiste, mais à mes yeux, son environnement naturel est le monde numérique et non celui de la galerie aux murs blancs. S'il fallait donner un sujet unique "sur" lequel porterait son oeuvre, ce serait ceci : les changements de l'identité personnelle provoqués par l'émergence de cette chose qu'on appelle Internet.

Il serait réducteur d'associer Trecartin à une technologie particulière mais la nature très rapide de ces films, sans oublier leurs références visuelles fréquentes au World Wide Web, nous invite à une telle lecture. Une utopie est sous-jacente dans son oeuvre - la croyance implicite que le progrès technologique nous a libérés du besoin de nous définir d'une manière fixe et inflexible. L'identité est présentée comme une tenue de soirée : essayez un nouveau soi, et dès qu'il devient ennuyeux essayez-en un autre. On se sent aisément libéré, excité et libre quand on regarde ses films - on se laisse facilement aller, en d'autres termes. On peut aussi se sentir enfermé, troublé et aliéné ; et vouloir critiquer tout ce que ces films incarnent. Pour moi, ce sont précisément ces contradictions qui font la force du travail de Trecartin

 

* La version originale de cet article a été publiée dans The White Review. Il a été traduit de l'anglais par Pierre Testard.