Un travail universitaire pour historiciser la figure des berserks, combattants extatiques objets de tous les fantasmes.

Comme tous les combattants d’exception – gladiateurs antiques, ninjas d’antan ou forces spéciales actuelles – les berserks nordiques n’ont cessé de fasciner les hommes… et d’être de ce fait à l’origine de clichés et de fantasmes, aujourd’hui très présents dans l’univers de la fantasy en général et des jeux vidéo en particulier.

Issues d’une thèse de doctorat, les 400 pages du récent livre de Vincent Samson, Les Berserkir, guerriers fauves, permettent de faire le point sur la question et sont originales à plus d’un titre. Par leur objet d’abord, puisqu’il s’agit de la première étude synthétique en français consacrée à cette question délicate et sur laquelle les spécialistes se déchirent depuis deux siècles. Par la personnalité de leur auteur ensuite, à la fois chercheur et officier de cavalerie – ce qui représente évidemment un avantage notable pour s’exprimer sur ces sujets. Par leur rigueur historique enfin : se gardant des généralisations, délimitant sans relâche son objet d’étude, notamment géographiquement et historiquement, évitant les méandres de la surinterprétation comme de l’hypercritique sur un sujet qui leur est très propice, l’auteur paraît même pécher çà et là par excès… de prudence et de rigueur. Ainsi de l’usage extrêmement modéré du thème aussi fameux qu’utile du "furor bellicus", ainsi encore du positionnement à l’extrême fin de l’ouvrage de témoignages archéologiques.

Des guerriers qui "changent de forme"

L’armature de l’ouvrage est tout ce qu’il y a de plus logique, progressant des faits les plus anciens (et souvent aussi les plus sûrs, paradoxalement) vers les plus récents. Les premiers chapitres posent d’emblée l’ensemble des problèmes et présentent l’état de la recherche, les aspects linguistiques – livrant un développement très convaincant sur l’étymologie en *ber- ("ours") du mot berserk et montrant le lien entre le guerrier et cet animal – et les sources, scaldiques et eddiques, les plus intéressantes.

L’auteur s’efforce d’autre part d’établir l’historicité (certainement à partir du début de l’âge de Vendel, soit le VIe siècle, en tout cas à partir du IXe siècle) et les principales caractéristiques des berserks   : ils font partie du comitatus/Gefolgschaft ("suite du chef") des petits royaumes norvégiens des IXe et Xe siècles, sont des combattants d’élite issus de l’aristocratie, se "transforment" au combat, se battent dans de terribles accès de frénésie furieuse, poussent des hurlements terribles, sont invulnérables au tranchant des armes et au feu, et sombrent après leur crise dans l’épuisement et l’apathie. En revanche, aucune source historique n’évoque une transformation physique, ou le fait qu’ils se seraient entraînés ou auraient utilisé des techniques pour entrer en extase : la thèse du chamanisme comme celle de la consommation d’hallucinogènes sont méticuleusement réduites à néant.  

En réalité, pour l’auteur, l’essentiel est dans l’idée que leur transformation est psychique et relève d’une forme de "transe extatique": les berserks "changent alors de forme" (médio-passif norrois hamask) et expriment ce faisant "l’être second qui vivait en eux" (Dumézil) : l’ours. Très logiquement, cette transe avait pour corollaire et conséquence l’insensibilité aux blessures, les forces décuplées… ainsi que l’épuisement après l’action. L’ensemble est parfaitement résumé par Vincent Samson, à propos de coutumes liées aux banquets d’hiver, où l’on sautait notamment au-dessus d’un grand feu : "L’accomplissement de ces rituels, facilité par les effets analgésiques associés au berserksgangr, confortaient sans doute le sentiment d’invulnérabilité des berserkir, dont les accès de frénésie devaient alors inspirer une véritable terreur"   .

De ce fait, on ne comprend pas bien pourquoi l’auteur insiste par la suite autant sur l’idée de "dispositions innées, héréditaires » et, à nouveau dans la conclusion, sur un « don relevant de dispositions individuelles ou héréditaires"   , alors que le paradigme de la "fureur guerrière", du furor bellicus (ou de l’amok, d’ailleurs cité par l’auteur), semble pouvoir expliquer – de manière plus facile et évidente – la transe, ses effets, l’absence d’entraînement, l’inexistence d’une "corporation" de berserks, le fait que le nom ne soit pas donné à tous ceux qui ont ces caractéristiques, ou encore la probable universalité de ce comportement dans le monde germanique.

La fin d’un monde

La deuxième partie de l’ouvrage commence par une analyse très éclairante sur le rapport entre Odin, dieu de la "fureur" selon Adam de Brême, et "ses hommes", les berserks (chapitre V), avant d’aborder la fin historique des "guerriers fauves". Ces derniers chapitres montrent à quel point la figure du berserk est en réalité difficile à cerner, au-delà des figures et topoi littéraires souvent très négativement connotés (malades mentaux, bandits, etc.) de sagas… écrites à l’époque chrétienne   . Signalons enfin (chapitre VIII) le récit tout à fait captivant de leur dernière apparition ordonnée – autour du chef Thorir Hundr et face à saint Olaf au début du XIe siècle – et l’analyse toute en finesse qu’en propose l’auteur.

L’ultime chapitre, consacré aux rares témoignages archéologiques et épigraphiques, aurait pu utilement être placé parmi les premiers, ou tout au moins avec les principales sources, d’autant que les éléments qu’il apporte sont souvent déjà cités dans les chapitres précédents. Un peu paradoxalement, il pose en outre – de manière forte et même visuelle – l’un des principaux problèmes posés par l’étymologie en *ber-/ours principalement défendue par l’auteur : pourquoi voit-on apparaître au fil des pages tant de loups, ou d’hommes transformés en loups (úlfheðinn), dans les sources littéraires, archéologiques et onomastiques, y compris les plus anciennes, et aussi peu d’ours ?

Une remarquable utilisation des sources

L’ouvrage, très pluridisciplinaire, explore une très grande variété de sources, en veillant toutefois constamment à ne pas associer sans contextualisation des témoignages souvent très éloignés dans le temps et dans l’espace, car la figure du berserk est uniquement attestée dans la littérature norroise et le terme même semble avoir été limité à l’espace norvégien. Ces sources incluent aussi bien des données du domaine germanique continental que des éléments scandinaves, et des auteurs antiques (Ammien, Tacite) à côté de textes médiévaux (sagas islandaises, Paul Diacre, Constantin Porphyrogénète). L’ouvrage de Vincent Samson est à cet égard beaucoup plus prudent – et, à vrai dire, rigoureux – que celui de Michael Speidel   , par ailleurs passionnant, mais qui a souvent tendance à généraliser l’emploi de sources très éloignées, ce qui peut l’entraîner à commettre certaines erreurs   . On regrettera en revanche que les apports de Speidel sur la différenciation de styles guerriers liés à des animaux  ne soient pas assez pris en compte, notamment lorsque l’auteur en vient à écrire : "qu’importe, pour ce type de combattant, la nature de la fourrure dont il se pare, l’essentiel réside dans son aptitude à manifester au combat la fougue et la violence sanguinaire d’un fauve"((p. 88).

De même, il est dommage qu’une source comme Beowulf, très proche chronologiquement et géographiquement, soit si peu abordée, d’autant plus que les rapports de ce texte avec le thème du berserk ont été souvent cités((Beowulf, introduction de Michael Swanton, Manchester et New York,1997 ; Michael P. Speidel, op. cit., p. 70-71)), et qu’une telle comparaison aurait pu permettre d’aborder sous un autre angle les rapports entre le loup et l’ours.

Enfin, la bibliographie très développée et de nombreuses planches complètent très bien le texte, au milieu duquel quelques cartes du monde nordique n’auraient cependant pas été inutiles.

Une somme qui fait date

La plupart des points précédents l’attestent : il ne s’agit pas ici d’un ouvrage susceptible de passionner un public avide de sensations (même si le livre recèle de nombreuses anecdotes croustillantes), ou même de servir de manuel à un étudiant égaré dans la philologie scandinave ou l’histoire militaire médiévale. Point final de minutieuses, patientes et érudites recherches, le livre déroule en effet méthodiquement le travail historique accompli par l’auteur, quitte à accumuler des répétitions (sur les étymologies ou sur l’absence de transformation physique des berserks, par exemple) et à accorder une bonne partie de l’espace à l’apparat critique. Dans le même ordre d’idées, avis aux lecteurs peu portés sur la polyglossie : le latin comme l’allemand ne sont pas traduits. Pour autant, tous ces éléments restent bien entendu autant de gages de qualité et de falsifiabilité pour qui veut savoir ce que furent réellement les formidables berserks