Un des plus grands chocs scéniques du XXe siècle est de retour trente-six ans après sa création au festival d’Avignon en 1978. L’audace expérimentale de ce spectacle révolutionnaire n’a pas bougé. Einstein on the Beach convoque la sidération.

Une traversée des océans : c’est un peu ce qu’on éprouve physiquement à la vue de cet hallucinant spectacle de près de cinq heures sans entracte, cocktail gigogne d’opéra, de théâtre et de danse moderne qui convoque toutes les formes possibles de la mise en scène contemporaine.

Bob Wilson et son compositeur Philip Glass avaient d’abord songé à Chaplin, Gandhi ou Hitler avant de jeter leur dévolu sur la figure centrale de la pensée scientifique. Einstein, donc, le pape de la relativité, qui a amené la bombe atomique, incarné ici par un violoniste aux longs cheveux de neige et à la moustache en jachère, dont les apparitions lunaires en haut de la fosse scandent le spectacle comme des respirations. Une scène de tribunal, un ovni, un train qui avance et recule… Autant d’obsédants motifs qui s’entrechoquent et nous ramènent à ses découvertes tout en irriguant secrètement le spectacle de sa présence. Derrière ce monument, il y a aussi l’affection de Bob Wilson pour Christopher Knowles, un enfant autiste obsédé par les chiffres dont Wilson a fait son fils adoptif. Cette grande cathédrale avant-gardiste doit beaucoup à cette rencontre fondatrice pour le metteur en scène.

Dès le début, le rouage wilsonien est à l’œuvre : deux comédiennes – Helga Davis et Kate Moran – arrivent sur scène sur fond de synthétiseur, et s’assoient sur des chaises aux angles droits comme le Texas, gestes précis d’automate téléguidés par des fils invisibles, chemises banches et pantalon à pince : l’une s’enfonce dans une litanie de chiffres sur un ton monocorde, l’autre susurre les morceaux de phrases d’un poème mystérieux. « One two three four five six, one two three four, two three four five six… » On croit ne rien comprendre, on entend chacune des assonances. Les gestes sont réglés dans un formalisme mathématique. Deux marionnettes transformées en partition d’une musique aux accents venus d’ailleurs. Le voyage peut commencer.

En rupture avec toutes les formes attendues de la représentation classique, cette invitation au voyage instaure la répétition comme un motif hypnotique. Lancinante, la musique de Philip Glass met en place une mécanique obsessionnelle qui jamais ne nous lâchera. Le fantôme de Bach est présent dans les harmonies mais il est concassé, transformé en trampoline. On est sidéré par les variations progressives que sa rythmique, en symbiose avec la gestuelle wilsonienne, parvient à instaurer. On assiste bel et bien à la naissance d’une sculpture sonore qui vient chercher notre imaginaire. La chorégraphie de Lucinda Childs – qui dansait dans la version de 1976 – joue sur le va-et-vient des mouvements comme cette danseuse qui ouvre le bal en dessinant, jusqu’à l’épuisement, des arabesques endiablées. Coulés dans des blocs de lumière, les danseurs sont des corps-machines, éléments d’une étincelante horlogerie comme en atteste le tableau final. C’est parfois drôle comme une farce, épuré comme une allégorie, opaque comme un théorème et envoutant comme un rituel.

Mais qu’est ce que cela raconte ? Un peu du devenir de l’homme, du pouvoir de la science et de notre modernité. Mais quel plaisir de traverser ces questions d’une manière jamais théorique, à bord d’un train électrique qui charrie toutes les sensations possibles. Derrière cette architecture musicale et visuelle, quelque chose d’une émotion affleure, celle d’un cœur fragile qui palpite au fond de la nuit. Einstein on the Beach est bien un voyage vers la stratosphère.