Nous avons longtemps soufferts des théories modernes, heureusement nous pouvons nous en libérer ! Telle est la thèse de l’auteur, qui nous reconduit vers la littérature dite “populaire”, parce que liée au récit et à des personnages.

Admettons que Madame Bovary, en 1857, soit le premier roman à ouvrir les portes conduisant à la thèse de l’autotélisme de l’art. Admettons simultanément que, sur cette base, la doxa moderniste se soit concentrée sur cette idée que la littérature n’a à parler que d’elle-même et du langage. Alors, si ce formalisme est devenu la doxa moderniste, et parfois, écrit l’auteur, une forme de terreur intellectuelle (!), la question est de savoir ce qu’il en est de cette littérature de nos jours, moins des conditions de sa survie, que des possibilités d’une “autre” littérature.

Comment s’articule cette question ? D’abord, sur un constat : Roland Barthes aurait fondé cette doxa sur le constat d’une non-coïncidence entre le langage et le monde, d’où la thèse que la seule chose dont l’œuvre littéraire offre le reflet acceptable est le langage. Puis sur une interrogation visant ce constat : cette thèse est-elle aussi éclairante qu’on l’a cru ? Ne faut-il pas chercher ailleurs la signification du repli de la littérature sur elle-même ? Enfin, l’articulation se retourne en critique et de la thèse et de la modernité ici en mise en perspective.

C’est sur cette dernière voie que l’auteur veut nous conduire, dans cet ouvrage qui réunit deux veines de commentaire : une veine analytique (d’ouvrages, de thèses, de perspectives) et une veine polémique (contre la modernité en question). C’est tout de même la veine polémique qui prend le dessus. Elle s’affiche sous le mode de questions qui ne se cachent presque pas d’être des affirmations : la modernité littéraire a-t-elle fait son temps ? Ne vire-t-elle pas actuellement au ressassement de vieilles recettes ? Si la littérature est en crise de nos jours, quels sont les symptômes de cette crise et comment en sortir ?

Coté analytique, l’auteur déploie une conception nouvelle de la naissance de cette modernité (littéraire). Elle est calquée sur le modèle dont on s’est servi longtemps dans les arts plastiques. À partir du moment où le monde de l’image et des arts de l’image prend en charge le désir de fiction, ne faut-il pas comprendre que la modernité critique tente de sauver la littérature en lui conférant un nouveau rôle. La modernité en question se confondrait alors avec une stratégie pour défendre la littérature, pour la protéger contre le risque qu’elle disparaisse ? L’idée aurait finalement été simple : si la littérature ne représente qu’elle-même, elle ne peut être mise en concurrence avec une autre technique de représentation du monde (image photographique ou cinéma).

Mais l’auteur veut aller le plus loin possible dans cette voie. Il croit pouvoir en tirer une conséquence : cette stratégie n’a pas été sans dégâts collatéraux ? La modernité, du fait de cette aventure, a fait entrer l’art d’écrire dans une impasse dont la littérature, ajoute-t-il, ne semble pas parvenir à s’extraire et qui semble même s’être resserrée, jusqu’à nos jours.

Quels sont les témoins de cette impasse ? Bien sûr, il y a cette approche si courante et un peu facile : La doxa moderne règne à l’université, mais pas dans le grand public. L’auteur n’insiste pas sur ce point, à juste titre. Il déploie surtout cette autre idée que la littérature est à bout de souffle. Les littéraires eux-mêmes s’en rendraient compte : “Le constat le plus inquiétant, en effet, quand on considère la République des lettres aujourd’hui, c’est de noter qu’aucune perspective de postérité ne semble s’offrir aux auteurs modernes.”

C’est de ces considérations que vient l’image de l’entonnoir. La littérature a pour but la littérature, par conséquent elle n’a d’autres sources d’inspiration que les livres. Ainsi va la littérature dans l’entonnoir qu’elle se réduit de plus en plus à un filet… Elle se réduit en nombre de livres, et elle a réduit les objets à énoncer puisque le récit, le beau, l’humanité ne sont plus de mise pour elle. Comme ne le sont plus (s’ils l’ont jamais été) l’enthousiasme à inspirer pour l’existence, remplacé, estime l’auteur qui se réclame de Nancy Huston et de Romain Gary, par la névrose, la pathologie et le malheur irrémédiable.

Plus le lecteur s’enfonce dans le parcours imparti par l’auteur, plus il se sent pris dans un jeu d’inversion avec l’ouvrage de Barthes, Sur Racine, publié au moment même où se constitue la Nouvelle Critique. Avec des vues parfois plus courtes : durant la modernité, l’écrivain imposerait “aux lecteurs – sans réplique possible – ses vues pessimistes sur le monde, il exprime la haine qu’il voue à son époque et à la civilisation, et il utilise l’écriture pour soulager sa dépression”.

Revenons aux raisons convoquées pour soutenir la thèse concernant la littérature moderne. Elles tiennent, nous l’avons dit, à la révolution photographique. En un mot, l’auteur applique le schéma souvent utilisé, relativement à la peinture, à la littérature. On connaît le mot du peintre Delaroche devant la première photographie : “De ce jour, la peinture est morte !” Et la littérature, affirme l’auteur ! Pertinent ou non ce rapprochement, largement développé dans l’ouvrage, annonce la “décrépitude” (le mot est de Baudelaire) de l’art, c’est-à-dire, au sens de l’auteur, ce moment où les peintres eux-mêmes annoncent que la représentation du monde ne constitue plus l’objectif des peintres. Et on retombe sur la littérature : “Au XIXe siècle, beaucoup d’écrivains ont partagé l’inquiétude et l’irritation des peintres vis-à-vis des conquêtes rapides de la photographie.” Comment sauver aussi la littérature ? Puisque tous croyaient que les écrivains avaient pour mission essentielle de fournir eux aussi une représentation du monde.

Une littérature ébranlée tente de se reconvertir. Elle se constitue en camp retranché. Alors on édicte, insiste l’auteur, en axiomes, que la littérature ne parle que de la littérature, que la poésie ne renvoie qu’au poète… Ainsi les écrivains n’ont plus rien à dire sur la société, ajoute-t-il amèrement, en faisant au passage l’éloge de Balzac, entre autres auteurs classiques. La littérature se met à l’abri du monde. Encore une fois, l’invention de la photographie est donc à l’origine de l’édification de la forteresse qu’est devenue la littérature. La littérature refuse désormais de raconter des histoires. D’autant que surgit bientôt un nouveau péril : le cinéma. L’horizon en est d’autant assombri.

Ce procédé de lecture des ouvrages réputés par lui “modernes” aboutit à une réduction complète de la littérature visée. L’auteur ne voit rien d’autre que l’application d’un schéma formel dans les romans ainsi désignés. La modernité, affiche-t-il, aboutit au roman du romancier qui écrit un roman, voire un romancier qui n’a pas encore commencé à écrire son roman. Nous en serions donc arrivés à un roman qui ne parle plus que de lui-même, sous prétexte d’écriture. On peut évidemment se demander si cette tentative faite pour détisser la modernité est efficace. En tout cas, elle relève d’une polémique sourde qui n’est pas mécontente de faire observer que la modernité se caractérise par un même déficit d’imagination, une même impuissance à inventer des personnages et des péripéties. L’auteur prolonge sa réflexion, des écrivains célèbres de la modernité, en terminant un peu cavalièrement en accusant les productions présentes des maisons d’éditions de suivre la même voie pour satisfaire le milieu germanopratin. Ce qui pouvait relever d’une critique intéressante de la modernité devient rapidement un tissu d’affirmations reprises de la modernité même en inversant simplement les valeurs de référence.

Vieille rengaine, nous aurions aussi souffert des théories modernes ! Le propos a déjà été abondamment développé pour les arts plastiques et la musique. À la littérature, désormais ! Ces théories auraient réduit nos savoir-faire, elles auraient bridé les écrivains. Nous avons déjà entendu ce type de discours à propos de la modernité artistique. Cela recommence ici, jusqu’à parler de “stalinisme” de la modernité esthétique !

C’est alors que l’auteur remet en selle un paramètre un peu léger, mais ce n’est pas la première fois qu’il sert en ces circonstances. Ce paramètre, c’est le lecteur, le lecteur lambda, bien sûr, celui que l’auteur représente dans sa critique. “Et le lecteur en cette affaire ?” Bien à plaindre, écrit l’auteur. Il ne serait plus là que pour applaudir, se prosterner, et saluer l’écrivain. Le public se serait vu, durant la modernité, signifier que l’œuvre moderne n’a pas été écrite pour lui, pas plus qu’au lecteur des générations suivantes. C’est, dit-il, le message de la modernité. Il y revient souvent. Les principes de la modernité ont introduit une ligne de démarcation entre le public et la littérature. Cette dernière passe pour une réalité intransitive. Elle a enlevé la parole au lecteur. Le plus grand mépris du lecteur se trouve chez Flaubert, pour autant qu’il soit affiché dans les œuvres. Lesquelles ? L’auteur cite Bouvard et Pécuchet, ouvrage interprété comme un refus de l’écrivain d’accorder sa sympathie au lecteur.

Pour terminer, on n’est même pas certain qu’il faille souligner ce à quoi l’auteur aspire. Disons-le, cependant. Il aspire à une littérature qui reviendrait au récit. Aujourd’hui, précise-t-il, “ce sont souvent les écrivains dits populaires qui se montrent les moins indignes de leurs glorieux prédécesseurs des XVIIIe et XIXe siècles”. La leçon est claire : si l’on interdit que l’illusion s’établisse (l’illusion de réalité), ou si on lui résiste, la démarche artistique est vaine.

On l’aura compris, la polémique se retourne en nostalgie, le passé est devenu le lieu d’un refuge. Le patrimoine littéraire vaut mieux que la littérature moderne. Il nous faut une littérature qui puisse s’appliquer à notre propre existence. Une littérature morale même, qui soit à la fois rigoureuse, belle et utile. Une littérature qui, selon les dires de Cervantès, propose des récits aux lecteurs, et des récits qui ressemblent à la réalité. La fin du livre est consacrée à cette exaltation des valeurs perdues