Un ouvrage stimulant et fouillé qui questionne l’usage du benchmarking dans la sphère publique, à travers ses limites et ses dérives.

Co-écrit par Isabelle Bruno, maître de conférences à l’université Lille-II, et Emmanuel Didier, chargé de recherches au CNRS, l’ambition de l’ouvrage Benchmarking. L'Etat sous pression statistique   est de mesurer la portée et les conséquences de l’exportation des techniques managériales du secteur privé vers la sphère publique. On dispose désormais d’un recul en la matière sur ce mouvement de fond, initié depuis près de trente ans, qu’on appelle communément le "New Public Management" (NPM), même si celui-ci regroupe de façon protéiforme des réformes de l’Etat très variés conduites dans les pays de l’OCDE au cours des années 80-90 par des gouvernements désireux de réduire les dépenses publiques.

Parmi ces techniques issues du privé, il en est une, illustre, celle du benchmarking ("parangonnage" en français), qui consiste à comparer et étalonner les performances, en vue de repérer les meilleures pratiques et de s’améliorer. Le bénéfice principal du livre réside dans le fait de retracer précisément l’histoire ou, selon les termes même du livre, la "généalogie" de ce concept.

L’ouvrage s’attache ensuite à décrire les conséquences, qu’il considère comme étant néfastes, de cette méthode successivement dans trois services publics : la police, l’hôpital, et enfin l’université.

Etymologiquement, le mot bench désigne la marque taillée dans la pierre par l’arpenteur géomètre pour fixer son équipement de mesure. Les auteurs remarquent que cette pratique est apparue initialement au sein de la célèbre entreprise d’imprimantes Xerox. Elle a été popularisée par Robert C. Camp, ingénieur chez Xerox, auteur en 1989 du livre Benchmarking. The Search for Industry Best Practices that Lead to Superior Performance.

Le point de départ de ce cadre résidait dans sa volonté d’améliorer le service de livraison de l’entreprise. La comparaison et l’identification des bonnes pratiques doit alors s’effectuer, même hors du secteur d’origine : c’est ainsi que l’auteur avait relevé qu’un fabricant de gros engins de chantier (Caterpillar) affichait par exemple des performances plus élevées dans ce domaine de la livraison. Il en vient ainsi à formaliser dix étapes-clefs, qu’il considère comme valables quelque soit l’objet benchmarké. Le terme de ce processus doit aboutir in fine à un "re-engineering", c’est-à-dire un bouleversement complet de l’organisation du travail. Cette pratique a depuis fait florès et s’est largement répandu, y compris donc jusqu’à investir la sphère publique.

Le terme est complètement passé dans le langage courant et les auteurs relèvent un discours symptomatique de Laurence Parisot lors d’une convention du MEDEF en 2008, qui s’intitule "Benchmarker c’est la santé", enjoignant "nos académiciens à faire entrer un jour dans notre dictionnaire le mot de benchmarker". Les auteurs distinguent trois catégories principales de benchmarking : les tableaux de bord (cf. le fameux balanced scorecard de Kaplan et Norton, concept-clef du management en entreprise) ; les classements ou palmarès ; enfin, les baromètres, souvent réalisés à partir  d’enquêtes de satisfaction.

En vertu d’un adage bien connu en management ("on ne gère bien que ce que l’on mesure"), le benchmarking s’accompagne de son corollaire indispensable : la construction et le développement d’indicateurs (d’activité, d’efficacité, d’efficience, etc.). Le livre dénonce, on l’a compris, la pratique généralisée du benchmarking dans le secteur public. Et, aux termes d’entretiens et d’enquêtes approfondies, pointe certains effets pervers associés aux indicateurs.

La principale limite méthodologique constatée par les auteurs  consiste dans le fait que "les statistiques ne se contentent pas de décrire la réalité, elles la transforment, la produisent et la détruisent parfois".

Ainsi, par exemple, des critiques récurrentes formulées à l’encontre de la "politique du chiffre" dans la police. Quand les agents cherchent à faire du chiffre sans discernement, parce que l’octroi de leurs primes en dépend, on aboutit au mieux à ce que certains dépôts de main courante refusent d’être pris en charge par les agents, au pire à ce que telle catégorie d’infraction soit privilégiée au détriment des autres afin d’améliorer un taux d’élucidation qui serait considéré comme médiocre. Une autre critique de fond adressée par les auteurs porte sur le fait que, quel que soit le secteur envisagé, l’élite resterait préservée, hors-champ de cette pratique.

A l’hôpital, la consécration du benchmarking culmine depuis plusieurs années avec la publication des palmarès des meilleurs établissements, qui permet à quelques hebdomadaires de presse de réaliser leurs meilleures ventes. Le livre raconte comment les autorités publiques étaient au départ farouchement opposées à ce type de palmarès, puis le retournement progressif jusqu’à ce que Philippe Douste-Blazy en 2004, alors Ministre de la santé, annonça qu’un classement des hôpitaux en fonction de leurs performances en matière d’infections nosocomiales serait publié par le ministère lui-même. Le caractère critiquable de ces classements est mis en exergue.

Le même mouvement de fond est observé par les auteurs dans le champ de l’université. Le "processus de Bologne" au niveau européen, qui vise à l’harmonisation de l’espace de l’enseignement supérieur et de la recherche, a pleinement favorisé ces comparaisons ; aujourd’hui, le classement annuel de Shanghai publie un palmarès, controversé, des meilleures universités dans le monde. Au niveau de l’Etat, un opérateur chargé d’évaluer les établissements d’enseignement et de recherche, a même été institué : l’Agence d’Evaluation de la Recherche et de l’Enseignement supérieur (AERES). Les auteurs soulignent de façon pertinente la complexité des dispositifs d’évaluation avec des référentiels nationaux et européens qui se chevauchent et des organismes dont la mission consiste à évaluer… les évaluateurs.

L’ouvrage s’attarde également sur la Révision générale des politiques publiques (RGPP), ainsi que sur la loi organique relative aux lois de finances, la "LOLF" qui, depuis 2006, a structuré l’ensemble du budget de l’Etat en missions, programmes, objectifs et surtout indicateurs (883 en 2013). Les exemples et anecdotes parcourent le livre, et notamment cette expérience de notation des ministres du gouvernement Fillon (janvier 2008), avec l’assistance d’un cabinet de conseil. Cette expérience, restée sans suite, restera comme un échec. Il est certain que la méthodologie laissait de côté, de façon confondante et naïve, la dimension éminemment politique de cette évaluation. Le ministre de l’Environnement seul aurait-il été tenu  pour responsable de la dégradation de la qualité de l’air à Paris ou de la quantité de rejet des émissions de CO2 à l’échelle du territoire ?

Dans sa quête perpétuelle d’amélioration continue, le benchmarking constitue "une course sans ligne d’arrivée". Pire, pour les auteurs, le recours au benchmarking et aux indicateurs  insuffle un "état d’esprit éloigné de l’éthique professionnelle attachée aux services publics". Irait-il jusqu’à "corrompre le sens de leur métier" ?
 
Au final, souvent pertinent, brillant par moments, le livre en revient à poser la question de jeter les indicateurs avec l’eau du bain, bien qu’il s’en défende. La position est écartée explicitement par les auteurs : "Il ne s’agit pas de prôner un retour en arrière, de défendre une illusoire bonne vieille bureaucratie contre le pouvoir managérial. Evidemment non. On sait trop les lourdeurs de l’ancien régime." Certes, contrairement au secteur privé, pour lequel le profit et la rentabilité demeurent des données fondamentales de réussite d’une entreprise, la satisfaction de l’intérêt général est irréductible aux chiffres produits qui essayent de le mesurer.
Pourtant, et le livre le souligne dès son introduction, l’Etat fait usage de chiffres depuis bien longtemps : "Comme en atteste l’histoire, ce type d’instrument lui est inhérent : la statistique se présente dès l’origine, à la fin du XVIIIème siècle, comme la science de l’Etat."

Et il ne faut pas oublier que la transparence de l’action publique est consubstantielle à la démocratie. Loin d’être actuelle, l’obligation de reddition des comptes trouve son fondement dans l’article 15  de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : "La Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration."

A l’égard de leurs services publics, les citoyens français sont désormais attentifs à ce que les Anglo-Saxons appellent le "Value For Money". L’augmentation croissante de la dette publique en est un facteur d’explication central. Il n’est pas surprenant que le benchmarking ait débuté dans les années 80, à l’heure où les Etats commençaient à s’endetter pour financer un modèle décroissance notamment remis en cause par les chocs pétroliers.Les indicateurs, certes à perfectionner et à mettre en contexte, ne demeurent-ils pas une boussole ou, pour reprendre un outil qui s’est imposé dans nos quotidiens, un GPS indispensable de l’action publique ?

En conclusion, les auteurs en appellent à des résistances à l’encontre du benchmarking à travers ce qu’ils dénomment le "statactivisme". Celui-ci consiste à "produire des chiffres alternatifs ou de divulguer les secrets de fabrication des données officielles". Selon eux, "cet activisme par les statistiques que pratiquent déjà certains militants, artistes et chercheurs montre que l’on peut se réapproprier les statistiques comme outil de lutte et moyen de mobilisation". Et les auteurs d’annoncer un prochain livre dédié au militantisme par les statistiques, qui permettra peut-être de mieux en cerner les contours.

Le mouvement en marche d’Open Data ne va-t-il pas résoudre certaines de ces problématiques, via l’ouverture et la mise à disposition des données publiques au plus large public ? Les "vrais" chiffres resteront à exploiter, mais c’est la fonction et le rôle des chercheurs que de s’y atteler.
Pour conclure, cette courte phrase d’Albert Einstein permettra peut-être de relativiser cette obsession de la quantification que l’on appelle aussi "quantophrénie" : “Not everything that counts can be counted, and not everything that can be counted counts  »