Conçu comme un catalogue d’exposition, l’ouvrage édité par "l’œil d’or" et dirigé par Rémy Campos et Aurélien Poidevin, nous plonge dans l’histoire du spectacle vivant capté à son apogée, du temps de la Belle Époque et au moyen d’un matériau iconographique exceptionnel.

Riche d’environ 550 illustrations, l’étude proposée présente comme originalité d’inclure deux CD d’un enregistrement inédit de 1944 du premier tableau du troisième acte des Maîtres chanteurs de Nuremberg ainsi qu’une anthologie de pages extraites du même opéra de Richard Wagner. Outre le magnifique et spectaculaire travail de collecte documentaire, voire archéologique, sur lequel il s’appuie, cet essai aborde tous les aspects et les métiers de la scène, depuis les coulisses et les décors jusqu’aux usages et règles qui organisent les métiers de l’interprétation lyrique proprement dite. L’analyse de la scène lyrique autour de 1900 comporte huit chapitres dont l’une des qualités les plus remarquables est le champ géographique : celui de l’espace francophone de l’art lyrique (France, Belgique et Suisse).

1. La double vie des images : un support essentiel pour l’historien

   
Les caricatures de Daumier, contraint pour des raisons de censure de quitter le répertoire politique au profit de la scène artistique, témoignent d’un certain nombre d’habitudes comme celle d’occuper l’avant-scène et de s’exposer à un éclairage outrancier. De même, l’image comme la photographie figent, à l’instar du caricaturiste, les gestes qui caractérisent tel ou tel interprète dont on souligne l’expression des mains. Le cliché photographique à l’intérieur du théâtre n’est rendu possible qu’aux environs de 1890 grâce à des lampes au magnésium. La commercialisation des portraits photographiques d’artistes depuis les années 1860 contribue à leur popularité depuis qu’un certain Eugène Disdéri a créé la photo-carte de visite en 1854, détrônée vers 1870-1880 par la carte postale dont les tirages à des milliers d’exemplaires bénéficient de l’avancée des procédés industriels.  L’image d’opéra devient vers 1900 une forme d’art à part véhiculée par la gravure et la photographie souvent entremêlées par divers effets de colorisation et de retouches. Le reportage photographique puis le photomontage prétendent livrer les " coulisses " du spectacle et aident au développement de la presse culturelle et du métier de journaliste.

2. Arts et techniques de la scène
   
Les infrastructures scéniques à l’abri du regard des spectateurs fascinent depuis la Belle Époque les amateurs d’opéra. Cette partie immergée de la scène lyrique emploie nombre de métiers nécessaires à la tenue du spectacle. Pôles urbains de plus en plus dissociés des bâtiments qui les entourent, les théâtres lyriques deviennent des équipements culturels de plus en plus vastes. Les opéras stockent leurs décors, s’adaptent aux nouvelles normes d’incendie (avec le fameux rideau de fer) et tentent de faire cohabiter des centaines de personnes employées à de multiples tâches, car le défi principal consiste à concilier les impératifs artistiques et techniques. Le compartimentage des espaces qui composent le palais Garnier en autant de zones de travail sert de modèle à nombre d’institutions européennes. Ces espaces comprennent le magasin central des costumes, des magasins spéciaux, une armurerie,  des centaines d’armoires mais aussi l’espace scénique englobé dans la " cage de scène " avec sa machinerie. Lampistes, gaziers, électriciens (l’électricité remplace le gaz autour de 1900), cintriers, courriers, jardiniers, éclairagistes, accessoiristes, soutiers, régisseur général et " machiniste en chef " s’emploient à la fabrique du spectacle et se soumettent à un règlement intérieur chargé d’assurer la sécurité des lieux. L’élaboration des décors par les menuisiers, les serruriers et les tapissiers emprunte le même rituel : une esquisse en deux dimensions, une maquette avec document technique et la projection des différents châssis et toiles de fond. Le devis réalisé, le machiniste en chef supervise la construction des décors (1000 à 1500 mètres carrés par tableau). Des équipes de peintres-décorateurs utilisent une peinture à l’eau (plus légère que la peinture à l’huile) et étalent les couleurs à l’aide longs manches appelés " cannes ". Souvent réemployés en raison de leur coût très élevé, les décors ne sont que la partie visible d’un vaste dispositif technique au service de l’art. L’éclairage y occupe une place de choix. A Garnier, un régulateur général des effets de scène varie l’éclairage au gré des actions scéniques. Parmi " ceux qu’on ne voit pas " figure le souffleur (disparu dans la seconde moitié du XXe siècle) mais aussi les machinistes organisés en brigades et chaussés d’espadrilles lors des changements de décors durant les entractes ou bien sous l’œil des spectateurs (changement à vue selon une tradition ancienne). Les représentations sont remplies d’effets spéciaux qui supposent une maîtrise technique aidant l’apparition soudaine des personnages ou bien leur envol, faisant apparaître un incendie, une fumée, une cascade, une mer déchaînée, une forêt et divers enchantements qui supposent des artifices exigeant l’alliage de compétences artistiques et techniques à rentabiliser. Le fonctionnement de la machinerie théâtrale suppose un personnel nombreux et constitue un terrain d’invention qui fait de la Belle Epoque l’âge d’or des métiers techniques de la scène lyrique.

3. L’éloquence de la ville à la scène

   
Jusqu’au début du XXe siècle, c’est-à-dire jusqu’à ce que l’avant-garde ne s’impose sur les scènes lyriques, l’art opératique emprunte des règles d’éloquence anciennes et très codées. De nombreuses conventions régissent depuis le XIXe siècle  l’art du discours des " orateurs-chanteurs ". Spectateurs et chanteurs connaissent les usages du discours et partagent le même respect des règles mises en place par les théoriciens de l’art oratoire et de l’éloquence. Considérées comme des composantes de l’action, la déclamation et la mise en geste du discours sont au service d’un même art, d’une même démonstration. Considéré comme un discours, le chant suppose une maîtrise de l’élocution digne de l’art d’un orateur ou d’un comédien (chanteurs et acteurs sont d’ailleurs regroupés au Conservatoire de Paris jusqu’en 1946). La " déclamation lyrique ", selon l’expression officielle alors en vogue, suppose de maîtriser préalablement la déclamation avant le chant proprement dit. Le public, familiarisé par son niveau social aux règles de la rhétorique, juge donc tout chanteur à la beauté de sa voix et à sa maîtrise oratoire. Chanteurs et spectateurs partagent en somme les mêmes codes de la civilité et ce, depuis bien longtemps. Scène lyrique et scène mondaine cohabitent ainsi en temps réel.

4. L’acteur
   
Les chanteurs déploient un langage corporel codifié dont rendent compte les témoignages, les ouvrages théoriques mais aussi les documents iconographiques. La dimension visuelle d’une œuvre lyrique se trouve prise en charge par une multitude d’acteurs, dont les auteurs, le directeur de théâtre et le régisseur général. Librettistes et compositeurs s’impliquent plus ou moins, tel Massenet, très soucieux de la partie scénique de ses opéras.  Le directeur-metteur en scène explique aux chanteurs les grandes lignes de leur jeu de scène. Le régisseur indique les déplacements. Le chanteur décide seul de son propre jeu à condition toutefois de respecter les usages corporels de la civilité (positionnement des pieds, flexion des jambes, buste droit…) dans leur manière de se tenir droit, de se pencher, de se déplacer, de s’asseoir, de s’agenouiller, de chuter, de mourir, autant de circonstances codifiées et stéréotypées de l’art du maintien théâtral. Tout geste apparaît donc comme la réponse attendue à telle ou telle situation et ne relève pas d’une initiative personnelle, originale et improvisée de son auteur. Les mains occupent une place centrale dans l’expression corporelle du chanteur. Leur expressivité ressort des nombreux portraits photographiques d’interprètes lyriques et répond là encore à des codes bien établis et partagés. Les mains peuvent en outre amplifier l’expression physionomique et accentuer le caractère dramatique d’un personnage dangereux ou tourmenté. L’expression du visage demeure la clef de voûte de l’art de l’éloquence ; elle renvoie à des canons antiques dont les chanteurs s’inspirent au contact de la statuaire antique. Toute la gestuelle des chanteurs répond donc à des normes préétablies et fort anciennes qui fondent donc les qualités du chanteur sur des critères non vocaux.

5.  L’ultime transformation

Le costume suppose le renoncement à sa propre apparence et le recouvrement total d’une personnalité autre. Le triomphe de l’opéra historique au XIXe siècle oblige les costumiers à entreprendre un travail de reconstitution fondé sur la consultation des archives et des sources archéologiques répertoriées dans de gros volumes.  Le souci de l’authenticité n’est pas le seul élément à prendre en compte. Les danseuses doivent, dans leur tenue, intégrer la séduction qu’elles opèrent auprès des abonnés qui leur rendent visite à l’entracte dans les coulisses et dans le foyer de la danse. Obligations artistiques et mondaines se mêlent donc. Les costumes font l’objet d’un grand nombre d’articles de presse et de critiques. La maison Bianchini acquiert sa réputation et lance des modèles qui créent parfois la mode.  La crise du costume historique intervient avec la vague du naturalisme lancée par Zola vers 1879. Maurice Emmanuel  prend la défense du costume réaliste et au tournant du siècle, une nouvelle esthétique vise non plus à mettre en valeur le chanteur mais à lui attribuer une tenue réaliste et corrélée à l’action et au décor. L’individuation des personnages suppose de leur attribuer un déguisement qui leur soit spécifique à l’image de Lucien Fugère dont le " talent de caméléon " connut un grand succès à l’Opéra-Comique autour de 1900. Le maquillage sert à accentuer les traits du personnage, notamment lorsqu’il évolue à l’avant-scène. Il aide à en caractériser les traits et expressions. Le nez postiche, la perruque souvent commandée à une officine extérieure, la fausse barbe ou fausse moustache, le recours au grime concourent à la dramatisation et à l’action scénique.

6. Emploi
   
Jusqu’au dernier tiers du XIXe siècle, les canons esthétiques hérités du système des beaux-arts s’imposent sur la scène lyrique. Le naturalisme et le symbolisme les mettent définitivement en cause. De nouveaux chanteurs choisissent librement leur gestuelle, d’autres interprètent de manière plus personnelle tel morceau célèbre, certains rompent avec les costumes en vogue et au début du XXe siècle les personnages opératiques sont désormais simplement annoncés sur les affiches et dans les programmes par leur tessiture. Les accessoires (objets faisant parie de l’intrigue et dont l’apparition fluctue au gré de l’histoire) et les attributs (objet indissociable du personnage et qui en rappelle l’identité) prolifèrent : le domestique porte le tablier, le héros son arme, le dieu son symbole mythique, David un panier, l’artisan son outil corporatif… La mode wagnérienne contribue à cette inflation d’ustensiles héroïques, solennels et informatifs, liés le plus souvent au combat (casques, lances, boucliers…) et à la religion. Ces objets, dont le maniement s’avère plus ou moins aisé, sont, selon les cas, fabriqués spécialement pour l’occasion, ou bien proviennent des commerces où il sont en vente pour le plus grand nombre. Le naturalisme fin de siècle multiplie les objets de la vie quotidienne. La véracité des accessoires devient ainsi la norme.
   
Les contraintes du système des emplois explosent au tournant du siècle. Les conventions qui veulent que tel rôle convienne à telle voix sont bousculées. Certaines interprètes rompent avec la manière dont le public se représentait le personnage de Carmen (comme Georgette Leblanc). Emma Calvé étudie le comportement d’une aliénée pour son rôle d’Ophélie en 1899 et apporte à son jeu une dose de réalisme jugée audacieuse pour l’époque.  A la modernité du jeu des cantatrices et à l’individuation des rôles se juxtapose la fin de l’opéra à numéros hérité de la première moitié du XIXe siècle. L’opéra devient une œuvre en continu, qui n’est donc plus ponctuée d’airs et de récitatifs et qui prend modèle sur les opéras de Wagner. Des guides d’écoute aident à comprendre l’histoire et le déroulement des scènes et des actes. La prose se substitue à la versification, le drame s’articule davantage en fonction de la psychologie des personnages.

7.  Le mouvement
   
Les déplacements se soumettent à un grand nombre d’usages traditionnels et de conventions. Le régisseur veille en particulier aux mouvements scéniques des solistes et des chœurs. L’évolution du jeu de scène tend à davantage de mobilité. Le simple fait de marcher obéit à une codification qui exige un " contrôle simultané de la tenue du corps et de la vitesse de l’enchaînement des pas ". La présence de plusieurs solistes oblige à chanter " à l’épaule " de manière à ce que les spectateurs puissent voir tous les chanteurs. Les positions de trois quarts évitent de tourner le dos au public. De longs moments chantés face au public obligent à briser la monotonie par la gestuelle, par une variation des regards, par un jeu de pas (la passade). Le passage des foules, à savoir des chœurs ou des simples figurants, constitue un moment fort de la dramaturgie. Les défilés obligent à gérer des centaines de personnes sur l’espace réduit de la scène et apparaissent comme des moments forts où l’on déploie tous les costumes selon le rituel de la magnificence dans lequel Paris excelle. Le déplacement des chœurs s’effectue souvent du fond de la scène vers les feux de la rampe. Cette routine commence à prendre fin vers les années 1890 lorsque les chœurs acquièrent davantage de mobilité et s’impliquent plus dans l’action dramatique. La sclérose des conventions héritées oblige ainsi à davantage d’invention et de renouvellement. La mobilité triomphe de la position statique et hiératique.

8. Le tableau


Théorisé par Diderot, le " tableau "  est cette part du spectacle dévolue à l ‘œil et au regard. Les peintres-décorateurs doivent dans le courant du XIXe siècle produire des décors qui répondent à la culture picturale des spectateurs. Se met alors en place dans toute l’Europe le tableau vivant où les corps se conforment à un modèle plastique. Présent dans les salons, dans les concerts, dans les expositions universelles, dans les fêtes publiques, le tableau vivant, véritable " école du regard et du contrôle de soi ", intègre la scène lyrique et parfois le cinéma. Il contribue à la solennité artistique et s’appuie sur des références picturales. Il est enfin le moment choisi pour reproduire et diffuser des images de l’opéra de manière à en faire la promotion. Le statisme des chanteurs posant pour l’appareil photographique répond donc à des normes esthétiques et picturales et non pas à un temps de pause dicté par les difficultés techniques de la photographie d’époque.
   
La hiérarchie des genres instituée par le système des beaux-arts prévaut à l’opéra et ne permet pas aux peintres-décorateurs d’être reconnus comme des artistes à part entière. Absents des rangs de l’Académie, ils appartiennent à cette catégorie inférieure des " arts appliqués " et ne bénéficient donc pas d’une même reconnaissance que les peintres et sculpteurs. Artisan de l’illusion, le peintre-décorateur grossit la taille des lieux, recourt au trompe-l’œil, travaille les perspectives afin d’accentuer la profondeur de la scène. Le choix des éclairages s’avère stratégique et vise un équilibre parfait avec les décors afin de rendre l’illusion parfaite.

Fruit d’une volonté d’immerger le lecteur dans une histoire de l’interprétation, cet ouvrage répond aux normes universitaires en vigueur (bibliographie sélective et ordonnée, 757 notes de bas de page, caution scientifique des deux chercheurs, index téléchargeable sur le site) et ne se contente pas d’exhumer des sources documentaires afin de livrer aux lecteurs un joli album. Les auteurs s’interrogent en effet sur le contexte de (sur)production des images dont ils se servent, ce qui suppose d’en explorer les techniques de reproduction et d’en comprendre les multiples enjeux. La solidité de leur analyse situe leur livre parmi les travaux les plus rigoureux et les mieux documentés. Leur analyse de la scène lyrique emprunte une digne démarche d’historiens-anthropologues attachés à démontrer que l’interprétation lyrique d’aujourd’hui n’a plus rien à voir avec celle d’hier