Sur "Mon traître", d’après Mon traître   et Retour à Killybegs   de Sorj Chalandon, mise en scène d’Emmanuel Meirieu, au Théâtre des Bouffes du Nord, du 4 au 21 décembre 2013. Tournée prévue à Caluire et Cuire (Le Radiant-Bellevue, 11 janvier 2014), Grenoble (La MC2, du 21 au 25 janvier 2014), Nice (Théâtre National, les 31 janvier et 1er février 2014) et Soisson (Le Mail, 4 février 2014).

Belfast, 27 juin 1970 : pour avoir pris part aux échanges de tirs lors de la bataille de la chapelle Saint Matthew, Denis Donaldson devient un héros de la cause républicaine en Irlande du Nord. Classey, 4 avril 2006 : Donaldson est retrouvé dans sa retraite sans eau ni électricité, abattu par un tir de fusil dans la poitrine bientôt revendiqué par l’IRA. Tyrone Meehan est le nom que Sorj Chalandon a voulu donner à cet ami, à ce père, à ce héros qu’il a connu alors qu’il couvrait pour Libération le conflit nord-irlandais : dans ses deux romans Mon traître et Retour à Killybegs, le prix Albert-Londres se retourne et contemple, abasourdi, l’insondable mystère de cet effondrement mis en scène par Emmanuel Meirieu au théâtre des Bouffes du Nord.

Sous la pluie, dans la brume et dans l’ombre des ruelles de Belfast, "le petit luthier français", avatar de Chalandon, est le premier à interpeller la masse cadavérique gisant sur scène. Tyrone fut un géant dont les épaules portaient l’orgueil d’une communauté, un être indestructible qui savait pisser droit et sans éclaboussure. C’est un mort sans sépulture dont la présence fantomatique et larvaire est vouée à errer parmi les vivants déconcertés, ébranlant les certitudes des identités et des engagements. Car Tyrone a trahi. Espion à la solde du MI-5, il a vendu la cause : celle de son fils – ou du beau-fils de Donaldson – également enfermé par les autorités britanniques, qui invoque à son tour les mânes d’un père déjà mort à la paternité avant d’être finalement assassiné ; mais c’est aussi sa propre cause qu’il a trahi, l’engagement intime qui, depuis une jeunesse désormais lointaine, semblait tenir en respect les craintes les plus profondes, les siennes et donc celles des autres. Troisième figure, troisième temps de cette pièce en forme de deuil : lorsque le traître prend la parole, il décrit plutôt qu’il n’explique la construction accidentelle de cette vie héroïque, et ce qui aurait été son pourrissement intérieur si elle n’avait déjà été une sorte de coquille vide.

Héros impuissant, modèle duplique : la question posée est finalement celle du sort fait à l’humanité des individus en temps de guerre, des places auxquelles on l’assigne et de la consistance qu’elle peut conserver lorsque les autorités peuvent la livrer à la mort, réelle ou symbolique. Elle n’est pas sans rappeler certaines lignes de Primo Levi : l’indignité du traître et de son effondrement questionne la dignité, la dignitas qui soumet le sujet à l’exécution d’un rôle ; la honte du sujet, celle "qui se présente (aussi) comme le sentiment dominant des rescapés"   interroge la possibilité d’assumer le choix de la vie.  Servie par l’écriture serrée et le style ample de Chalandon comme par le jeu de certains acteurs, la réflexion est parfois gênée par une mise en scène souvent larmoyante dont l'emphase cherche sans doute inutilement à provoquer les émotions des spectateurs. Malgré des choix dramaturgiques peu favorables à l’abandon, reste néanmoins le souvenir d’un texte qui, à l’image des mânes de Meehan/Donaldson, travaille les consciences : si Chalandon a voulu enterrer le cadavre pour en faire un défunt, on voudrait que l’oraison funèbre résonne bien au-delà du temps du deuil