De stations en stations, l'oeil critique de Patrice Chéreau sur le récit par Colette Godard de son parcours scénique et cinématographique. Beaux moments.

"Je ne suis en un sens – et avec bonheur – que la somme des gens que j’ai rencontrés". Richard Peduzzi, Bernard-Marie Koltès, Pierre Boulez, Catherine Tasca, Daniel Emilfork, Hervé Guibert… voici Chéreau, voici le metteur en scène accompli, de cinéma, de théâtre ou d’opéra, qui à 62 ans et toujours en pleine carrière, en perpétuel projet, suivant à la lettre la recommandation de Roger Planchon   , relit, reprend et commente en soixante et un points, au cœur même du texte, l’ouvrage que Colette Godard vient de publier sur lui, son œuvre. Un trajet, ou comment, par le jeu des rencontres, par le travail et le voyage, d’adolescent talentueux Patrice Chéreau est devenu une figure centrale de la scène française et du grand écran.


Sur la grand-route

Colette Godard suit, peu ou proue, la chronologie des spectacles et films de Chéreau. Cela commence avec L’intervention, de Victor Hugo, en 1964 avec le groupe du Lycée Louis-le-Grand (et Jean-Pierre Vincent, d’un an son aîné), spectacle qui révèle déjà aux plus exercés des regards un "ton mordant, frisant la caricature, un irrespect féroce, un sens aigu du grotesque, et une vitalité théâtrale jamais à court de souffle"   . De là, la carrière de Chéreau s’est presque toujours déroulée selon le même schéma : on le voit, on l’applaudit, on reconnaît sa force, et on l’invite ailleurs. C’est d’abord Jean-Jacques Hocquard, qui avait vu L’intervention et pense alors à lui pour venir présenter à Erlangen, RFA, Fuente Ventura d’après Lope de Vega ; Alain Crombecque invite ensuite la Compagnie Vincent-Chéreau à Marseille, pour un festival étudiant, et est à l’origine du spectacle suivant, sur L’Héritier du village, de Marivaux.

De rencontres en rencontres, il progresse, vu et applaudi par Bernard Dort, qui reconnaît l’influence certaine de Brecht en ce jeune metteur en scène doué, Roger Planchon, Roberd Abirached, Bernard Sobel… chacun à un moment de sa vie l’aide, il apprend et se nourrit de chacun. La période, tant théâtrale que politique, lui est propice ; encore tout "illuminées" par le Berliner Ensemble, la France et Paris ne vibrent qu’à l’épique, et la patte de Chéreau détonne, alors qu’on s’approche de Mai-68 et que l'engagement politique touche. Mais surtout, comme le souligne Bernard Sobel : "La grande différence entre nous deux : il a la vocation, il y va de son existence, moi non"   . Ainsi ne s’épargne-t-il aucun effort, vivant dans la précarité et l’itinérance, comme son père, peintre, le faisait, gagnant bien vite une réputation de bourreau de travail   .

Patrice Chéreau est en perpétuel voyage. Jeune et subjugué par Brecht, il n’hésite pas à se rendre à Berlin Est pour assister aux répétitions du Berliner Ensemble ; après la faillite du Théâtre de Sartrouville   , qu’il a dirigé de sa vingt-deuxième à sa vingt-cinquième année, il part au Piccolo Teatro de Milan, et réalise des mises en scène à Marseille ; c’est à Bayreuth, au festival créé par Richard Wagner en 1876 et consacré à son œuvre, qu’un tournant de sa vie aura lieu avec la création en 1976 (pour le centenaire) de la tétralogie L’Anneau de Nibelung, asseyant sa renommée internationale. Villeurbanne, où il codirige le TNP avec Roger Planchon, Nanterre, où il crée son lieu de théâtre idéal, Centre dramatique national, studio de cinéma, atelier de construction de décors, école, et résidence de Koltès, "beau, jeune, avec un sourire angélique et un regard qui ne l’est pas du tout"   … Les lieux autant que les personnes, même si Chéreau s’attache moins aux uns qu’aux autres, définissent son trajet. Normal pour un homme de théâtre, art ancré.


Deux regards pour un seul livre

La grande force de ce livre : les commentaires de Chéreau, qui n’hésite pas à contredire, replacer les événements dans un contexte et une histoire quand cela est nécessaire, à retourner au concret quand Colette Godard se laisse un peu trop aller aux adjectifs. Sa personnalité s’y révèle avec force, son regard, son exigence, sa précision, et peut-être aussi une idée de son comportement avec les acteurs qu’il dirige. C’est comme s’il avait lui-même écrit son bilan (provisoire), donnant un assentiment tacite aux passages qu’il ne commente pas.

On apprécie également le grand travail journalistique de Colette Godard, ses descriptions de spectacles et de films et, l’accompagnant, des sélections de critiques de l’époque, des entretiens, des extraits d’ouvrages postérieurs qui s’en sont inspirés… Son regard, même s’il ne sombre pas dans la complaisance, est ébloui (sinon amoureux), mais les juxtapositions de coupures de presses auxquelles elle se livre contrebalancent cette tendance naturelle, n’éludant rien des polémiques qu’ont fait naître la plupart de ses spectacles. Sur le théâtre de Chéreau, son style est léger, libre, elle n’hésite pas à passer d’une époque à l’autre pour mettre les choses en perspective, comme notamment lorsqu'elle revient sur la position de Chéreau au festival d’Avignon 2003   alors qu’elle décrit la condition précaire de ses premières années de carrière, ou quand elle développe les parcours de ces gens que Chéreau a croisés, si importants pour lui comme pour l’histoire du théâtre.

En revanche elle semble moins à l’aise dès qu’il s’agit de films. Elle en parle moins elle-même, se contentant d’en décrire la genèse, la réception dans la presse et les palmarès de festivals auxquels Chéreau participe. Cette énumération a quelque chose d’agaçant, la plupart des films et des palmarès étant critiqués en une ligne, souvent gratuite. Si elle aime Chéreau sans être complaisante, elle est tellement rapide avec ceux qui entrent en compétition avec lui qu’on perd parfois la frontière entre subjectivité, inhérente à l’exercice journalistique, et mauvaise foi. Et la lecture est devient plus difficile   .

Reste que, comme pour tout véritable artiste, et nous savons que Chéreau en est un, il n’existe pas de meilleur manière de le comprendre et de comprendre son œuvre qu’en y assistant, qu’en regardant ses films, ceux qu’il a réalisés ou ceux tirés de ses spectacles. Ce point de vue journalistique, qui ne s’intéresse que superficiellement, de façon un peu jargonneuse, à la véritable technique de Chéreau, à son esthétique, à sa manière d’aborder le jeu d’acteur, s’il rend compte justement de cette expérience de spectateur, peut frustrer. Pourtant au sein de tous les documents disponibles, ce livre de Colette Godard fait figure d’exception : c’est la première fois que tentative est faite d’aborder son œuvre dans sa globalité. Richement documenté, quiconque s’intéresse à Patrice Chéreau peut s’y référer et s’en inspirer avec confiance.


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crédit photo : MarkiBon/flickr.com