Qu’est-ce qu’un plébéien, sinon celui dont des gestes déterminés prononcent un non décidé et définitif à sa position de subalternité ?
À l’encontre de la diffusion permanente de l’idée selon laquelle le consensus est l’idéal de la vie démocratique et le résultat du progrès de l’humanité, le philosophe Alain Brossat, à l’instar de quelques autres philosophes contemporains, dont Jacques Rancière, par ailleurs cité dans l’ouvrage, se fait le chantre des figures du dissensus. Mais afin de déployer les multiples dimensions de ce concept de dissensus, il le conçoit en forme de figure, puisée dans les œuvres culturelles - littérature et art cinématographique. En première approche, disons que cette figure se tiendrait entre le Figaro de Beaumarchais, le Jacques de Denis Diderot et le Julien Sorel de Stendhal. En revisitant alors des romans ou des œuvres cinématographiques – conçues comme autant de diagnostics de la dynamique plébéienne -, il élabore un topos du plébéien dont les caractéristiques sont les suivantes : relève du plébéien le geste qui déboussole celui qui statue sur un état d’infériorité et de subalternité ; le geste qui déstabilise les discours et les comportements assignant d’autorité une place aux autres. Voici pour les dimensions négatives. Mais relève aussi du plébéien l’effort positif pour se donner son propre destin, et ne plus se voir assigner sa place.
Où l’on voit qu’il n’est pas de plébéien – nommé ainsi depuis les romains chez lesquels il n’est pas citoyen, et n’entre pas dans le partage consensuel - sans travail du rapport de subalternité. Mais ce travail ne peut consister à inverser le rapport de domination. Il s’agit, et telle sera la figure dressée par Jean-Jacques Rousseau, de s’arracher à son destin de dépendance, de subordination auquel on est soumis, en s’extrayant à force d’énergie du monde dans lequel on est cantonné. Pour être encore plus précis, Brossat souligne que la figure du plébéien – qui n’est pas celle de la plèbe - instaure une figure de la déprise, de l’échappée hors des tracés du destin (social), mais sans que ce geste ne débouche sur un changement de camp, sur un ralliement ou une effraction dans le monde de l’autre, celui des maîtres. Ni résignation, donc, ni jalousie ; ni enfermement, ni transfert. Telle est la figure du plébéien qu’elle se voue plutôt à dessiner des brèches et des écarts dans le jeu social, ou encore à faire paraître des espaces problématiques au sein des activités sociales et politiques.
Encore une fois, que cet ouvrage de Brossat puisse être relié aux travaux de Michel Foucault, de Gilles Deleuze ou de Jacques Rancière (p. 30, 82, 212), cela ne fait aucun doute. L’auteur assume ce trait. Encore convient-il d’éviter de noyer ces différentes problématiques les unes dans les autres, au risque de faire surgir l’idée d’une essence plébéienne. Or, aucun d’eux ne croit possible de référer à une telle essence. Puis il importe d’éviter de dissoudre l’originalité de chacune des démarches. Celle de Brossat consiste à mettre en rapport les uns avec les autres des destins individuels plébéiens, tels qu’ils sont tracés dans les œuvres culturelles choisies et ici étudiées, afin de dessiner l’espace commun dans lequel émerge, davantage donc qu’une figure essentielle, un topos du plébéien, ainsi que nous en avons synthétisé les traits ci-dessus.
Maintenant, au terme de la lecture de l’ouvrage, la question reste de savoir si et pourquoi cette figure ne traverse plus la littérature contemporaine. Le plébéien donc ? Il n’y en aurait plus de figure, sinon dans le cinéma ? Serait-il désormais lui-même fatigué ? Amertume et désillusion ? Dans quelle mesure peut-on encore l’identifier avec le peuple ?
L’ouvrage se divise en 4 sections et un épilogue (auquel succède une bibliographie des principaux ouvrages cités). La première section concerne le "plébéien indigné" qu’est Jean-Jacques Rousseau ; la deuxième nous renvoie à Julien Sorel ; la troisième aux Hauts de Hurlevent ; et la dernière à L’amant de lady Chatterley.
Brossat ouvre l’ouvrage par une étude sur le "cas" Rousseau et ses rapports aux préjugés sociaux. Elle demeure fort classique, au sens où ce n’est pas la première fois que l’on applique à Rousseau cette dénomination. Le "cas" est cependant réinterprété. Brossat montre que Rousseau est l’inventeur du sentiment égalitaire moderne, tout en dessinant un espace dans lequel prospèrent le souci de soi et la conscience aiguë de la singularité. Si Rousseau accepte stoïquement et même avec une sorte de soulagement d’occuper un rang des plus modestes dans la hiérarchie sociale, ce n’est pas non plus pour se laisser insulter. Il accepte de se situer du côté de ceux qui ne comptent guère, mais ce qu’il ne supporte pas, c’est de se voir remis à sa place par un représentant de la classe "supérieure". Le refus est celui de l’assignation. Les conduites de Rousseau par conséquent ne cessent de déjouer tout ce qui s’attache aux signes d’appartenance et aux effets de classement et d’étiquetage qui en découlent. Aussi organise-t-il la discordance, ou comme l’écrit Brossat, la désinscription, la disconvenance entre la condition sociale et les dispositions subjectives qu’on en attend. D’ailleurs, il ne s’entend guère avec les valets qui l’entourent. La différence réside en ce que les valets sont aussi des valets dans leur tête, dans leurs dispositions subjectives. Ils adhèrent aux règles et conventions qui les réduisent à leur condition abaissée et soumise. Tandis que Rousseau sait l’artificialité et la violence de ces règles. Loin de rechercher la reconnaissance de ses mérites propres dans sa classe, et par conséquent une amélioration de sa condition, il déjoue les logiques sociales. Il sait d’avance qu’on lui accordera la réparation de ce qui apparaît de temps à autre comme une injustice, dès lors que quelqu’un proteste. Mais ce n’est pas le but de son indignation. Sa place n’est tout simplement pas celle qui lui est assignée. En un mot, de Rousseau, on retiendra une opposition : ou bien coïncider avec sa place ou bien la déjouer par la plasticité acquise dans le jeu social.
C’est en ce point que revient cette question centrale de la constitution du sentiment de l’égalité. Ce sentiment n’a de signification que s’il est pris dans le refus de la notion d’une inégalité naturelle entre les hommes, inégalité dont la traduction se lirait dans la condition sociale. Brossat montre à juste titre que "le fondement de l’expérience sociale [de Rousseau] est au contraire que l’imposture d’une prétendue hiérarchie des intelligences est indexée sur la structure inégalitaire de la société". On la rencontre à chaque pas. Et Rousseau en dresse de nombreux portraits, comme il sait brosser des portraits d’une autre condition humaine, cette fois, partagée par tous. Ce qui nous vaut une étude de la question du "semblable" dans le texte des Confessions, ce "récit de soi" qui témoigne de la manière dont l’entreprise du plébéien se fracasse sur l’ordre social. Rousseau multiplie les démonstrations en faveur de l’égalité, et Brossat montre pourquoi il faut refuser au passage les interprétations du "cas" Rousseau en termes de développement de l’individualisme moderne. L’affirmation de la singularité dessine une nouvelle scène, celle de l’affirmation d’une puissance, celle de pouvoir travailler à être soi-même aux meilleures conditions. En d’autres termes, Rousseau substitue au régime normatif de l’évaluation à partir du critère social celui de la qualité propre de l’individualité, égalisant alors les individus. En faisant l’expérience de l’horreur de l’injustice, le sentiment plébéien devient un point de vue sur un nouveau monde possible. A partir de là, tout devient possible : s’adresser au roi de Pologne, à Voltaire (qu’il n’aime pas), à d’Holbach (trop riche), ... Il peut accentuer le jeu des tensions sociales, et, à la staticité des positions de l’Ancien Régime opposer l’imprédictibilité des tracés du sujet présentant sa condition comme une puissance. Cette trajectoire que nous lisons dans le texte de Rousseau, soutenue par une inépuisable énergie, perfore toutes les règles de l’Ancien Régime.
Bien sûr, Rousseau n’est pas le seul à produire un tel travail de désinscription du social. Après l’examen de l’indigné, vient alors le temps du révolté. En l’occurrence, Julien Sorel. On sait que le roman de référence (Le rouge et le noir) est presque toujours soumis et lu au prisme de la psychologie (amour, jalousie, ambition, envie, mépris), et de l’éternisation des caractères (dépolitisation de la littérature, évidemment). Brossat propose, au contraire, d’envisager ce roman dans son épaisseur politique et historique. Il y voit avant toutes choses le portrait d’un plébéien plus ou moins cynique ou exalté pris dans une topographie politique. Il avance donc d’autres catégories de lecture : mouvant, dynamique, rupture, hétérogénéité, ... pour rendre compte des aventures d’un jeune ambitieux provincial rêvant de se faire un nom à Paris. Pourtant, le roman est bien en phase avec la politique.
Brossat propose de lire Stendhal à partir du prisme suivant : le romancier expose, à travers les heurs et malheurs d’une singularité plébéienne, et amplement du point de vue de celle-ci, l’inanité du présent et ce qui le rend injustifiable, indéfendable. Et il montre que le livre ne cesse d’être troué par l’irruption du réel, la politique, sous le mode des révoltes et émeutes qui meublent la rue au même moment. Dans le roman de Stendhal, ce qui se fait entendre, c’est, avec l’énergie et la passion égalitaire de Julien, le grondement de l’événement qui vient abolir pour la seconde fois l’Ancien régime.
D’ailleurs, le titre du roman de Stendhal n’annonce-t-il pas un jeu d’opposition entre des personnages, des types de singularités qui incarnent des disjonctions ("et") dont l’horizon est politique ? Julien se bat pour ne pas être marqué par les stigmates de son origine sociale. Le caractère central de sa posture plébéienne est là : une position entre-deux. Les enjeux symboliques sont pour lui centraux. Mais il calcule aussi : il entreprend de s’attirer les bonnes faveurs. Julien, écrit Brossat, "est littéralement cet atome humain surgi de tout en bas mais qui ne peut rester en place". Il ne croit plus au "chacun sa place" que respecte encore son père. Néanmoins, il tombe dans le ressentiment. Il n’est ni Figaro, ni Jacques, l’un inusable, et l’autre l’homme de tous les expédients. Les barrières dressées par la société s’avéreront assez puissantes pour lui barrer la route. Il ne pourra jamais s’abandonner à son penchant amoureux sans arrière-pensée et ses amantes ne quitteront jamais les préjugés de leur caste.
Brossat compare alors Julien avec l’insurgé de Vallès (plus moral). Mais Julien est pathétique, plus tragique et dérisoire. C’est le paradoxe sur lequel il vit qui le déclare plébéien. Sa révolte, recodée en parvenu, trouve son origine dans sa condition, et tous ses affects le reconduisent à cette condition. Il est déchiré entre son désir mimétique et ce qui le retient dans sa condition. Le tout sur fond de batailles napoléoniennes revécues en amour. Et Brossat de faire des remarques fort pertinentes sur le statut du corps de Julien dans le roman. Mais ce qui est non moins juste, c’est de faire remarquer que Le rouge et le noir n’est pas un roman de formation à l’instar de ceux dans lesquels fonctionnent Jacques ou Figaro. Ces derniers s’émancipent de la tyrannie du social, non pas en pratiquant le déni de ce qu’ils sont socialement, mais en brouillant les cartes du jeu social. Ils ne respectent pas la police des conduites sociales. Ils ne coïncident pas avec leur être social.
Ce qui caractérise Julien, par contre, c’est l’instabilité des états affectifs, et l’incapacité de s’établir dans un sentiment durable. Autant les deux premiers ouvrages sont des récits solaires, autant celui de Stendhal ne dessine aucune trajectoire assurée, continue. Ici règne le tragique, celui qui se retrouve plus tard dans les portraits de plébéiens comme Heathcliff, Mellors, Schumacher (dans La Règle du jeu de Renoir), ou le Matti de Brecht. Le jeu social est devenu impossible. Chacun est enclos dans la prison du social. Brossat parle à ce propos de "civilisation de la mort". Il renforce cette interprétation en soulignant que le malheur de Julien est très précisément que sa révolte demeure toute entière enclose dans l’espace du social. La guerre est donc stérile. Julien, en fin de compte, ne peut coïncider ni avec soi, ni avec l’histoire. Ce que ce roman inaugure, insiste Brossat, est aussi une description du monde des maîtres agencée autour du pouvoir à l’instant qui précède sa désagrégation, laquelle n’arrive jamais car à l’instant même de la chute un événement arrive qui rétablit la situation des maîtres.
Indigné, révolté, ainsi en va-t-il du plébéien. Mais "mélancolique" ? Il s’agit maintenant de L’amant de lady Chatterley. Le monde a basculé, le temps de la communauté rurale est dissout, la révolution industrielle a gagné. La première guerre mondiale est venue parachever la chute du monde rural, le mari rentre mutilé. Un tableau allégorique ? Pourquoi pas. Les préjugés sociaux sont demeurés intacts, les liens sont absents entre les différents mondes (aristocratique et ouvrier). Les deux communautés sociales qui se glissent l’une à côté de l’autre sont d’accord sur une chose : il n’y a pas de communauté humaine, il n’y a pas d’espace commun à tous les hommes. Il n’y a qu’une règle : chacun à sa place. Et le patricien dénie au plébéien toute possibilité d’égalité. L’auteur de ce roman, D. H. Lawrence, touche du doigt le trait fondamental de l’ordre libéral, démocratique, capitaliste contemporain : les normes deviennent flexibles, mais dans un non-conformisme généralisé qui traverse plutôt les classes dominantes. Il n’en reste pas moins que chacun fait partie "d’un ordre des choses" (écrit Lawrence), Constance comprise, même si elle ne se plie pas à la règle et s’efforce de briser l’encerclement d’une condition qui suspend la vie (par la médiation de la forêt).
Laissons le lecteur découvrir le sort fait à Mellors par Brossat, en même temps que la signification, ici, de la sexualité. D’autant que nous ne pouvons nous arrêter sur chacune des figures examinées par l’auteur de cet ouvrage. En revanche, il faut insister sur les conclusions tirées par Brossat. Elles sont de plusieurs ordres.
Il y eut un point de départ, à cette réflexion : Figaro, Jacques, nous l’avons compris. Mais les deux personnages sont des pèlerins de l’égalité. Ils ne veulent pas destituer le maître mais entrer avec lui dans un jeu de reconnaissance, destiné à faire valoir leur condition d’égaux. Puis un déploiement, qui par ailleurs, échappait à la dialectique (hégélienne ou non). Là régnaient des personnages aussi forts que Julien, Mellors, ... Mais ce règne était aussi un règne masculin. La question est maintenant de savoir ce qu’il en est du plébéien désormais.
Ne sommes-nous pas entrés dans une autre ère, celle de la fatigue ? Non pas la fatigue physique après l’effort, mais la fatigue qui est devenue en quelques années un thème majeur de notre culture (de Edmond Husserl à Gilles Deleuze, en passant par Peter Handke), Une fatigue qui, elle aussi, ne s’organise pas nécessairement en un dépassement : celle qui se fait positive, qui se transmue en fatigue du monde ancien et ouvre sur une histoire. Disons : la fatigue politique : l’insatisfaction de la situation présente - "elle me fatigue" - parce que nous sommes las de la répétition et de la simple compulsion du nouveau.
Brossat tente de montrer que le cinéma moderne (Losey, Moreno, Scorsese) rend davantage compte de la fatigue du plébéien, sous forme d’une fatigue qui prend le sujet à revers, l’investit à son corps défendant et devient son maître. Une disposition morale si l’on veut. Elle insiste sur la perte de prise sur le monde qu’on affronte, sur la nécessité de prendre sur soi le fardeau de tant de combats perdus, des affects qui n’enchaînent plus sur des stratégies. En somme, le cinéma de nos jours nous dessine un plébéien qui a perdu ses assises. Ainsi, écrit Brossat, "le cinéma contemporain est la plaque sensible de la colère sourde du plébéien qui, parfois se rumine en interminable vindicte, en revanche prise sur le patricien". Mais alors, est-il encore possible de faire adopter la cause défendue par le public ? Figaro et Jacques semblaient conduire des joutes au nom du peuple ou du public. Que peuvent donc les plébéiens contemporains ? Quoi qu’il en soit : "Qu’il soit valet, ouvrier, transporteur de fonds, garde du corps, livreur de pizzas (ses déclinaisons sont très majoritairement masculines), il est celui qui statue sur l’intolérable d’une certaine condition, de certaines formes du mépris social, de l’humiliation. Il demeure celui dont des gestes déterminés prononcent un non décidé et définitif à sa position de subalternité".
C’est aussi à ce titre que cet ouvrage veut passer pour une contre-histoire de la modernité, c’est-à-dire pour une histoire qui ne chante plus des odes au progrès, des hymnes à la science ou brosse les contes d’une humanité une et indivisible, mais une autre histoire qui raconte comment le "subalterne" parvient à inscrire la politique dans le consensus, et refuse de plier sous la misère qu’on lui assigne.
Et pour dire encore un mot, Brossat théorise aussi sa démarche : le droit, à l’encontre d’une certaine sagesse universitaire, de lire les œuvres autrement. En organisant sa lecture des œuvres autour de la figure du plébéien, ce sont des personnages-concepts qui viennent en avant et non des figures de l’humain, éternelles et liées à une loi immémoriale