Huit essais, aussi intelligents que perturbants, pour déconstruire l’hétéro-normativité à partir d’une stylistique queer.

To be or not ? To be, is the question

À l’heure où Alain Delon désigne les homosexuels comme une sorte d’altérité contre-nature qu’il préfère ne pas avoir à considérer   (mais où diable est passé son sublime éclat viscontien ?) et où les mêmes homosexuels, pris comme objet d’une fiction de l’été par le Nouvel Observateur   , déclarent tranquillement et sans transition, voter à droite et désirer un enfant (mais où diable sont passés les éclats révolutionnaires du Fhar   ?), l’écriture complexe et résolument queer de Lee Edelman s’impose avec urgence et raffinement. D’un côté, L’impossible homosexuel  questionne la façon dont les hétérosexuels, au-delà de leur tolérance plus ou moins bienveillante pour la cause gay, semblent toujours hantés par le spectre de l’homosexualité – qu’ils le veuillent ou non. Là, l’homosexuel vaudrait comme point d’impossible de l’ordre hétérosexuel. De l’autre, le livre explique comment, au-delà des revendications identitaires, la conscience d’appartenir à la communauté homosexuelle requiert une implication politique particulièrement subversive de la part de ses membres – qu’ils le veuillent ou non. Ici, l’impossible vaudrait comme définition ontologique de l’homosexuel.

Pour démontrer ces deux points, le livre dresse, plus que des analyses, des tableaux (au sens pictural du terme) où le moindre détail profite à l’équilibre d’une réflexion tout à la fois esthétique et politique. L’auteur lit les romans, les films, les questions de morale et de société comme autant de textes à interpréter à l’aide des figures de la rhétorique. Mêlant Derrida à Lacan et à Foucault, les huit essais (traduits dans une langue admirable), aussi touffus qu’éblouissants, opèrent un décentrement tout à fait fécond en ces temps où l’homophobie haineuse cohabite avec la plus joyeuse tolérance consommatrice au sein de la communauté gay.

Pour Edelman, la théorie queer n’est pas seulement une pensée et une pratique valorisant des sexualités alternatives ou minoritaires mais un chantier de déconstructions et de déstabilisations face à "l’hétéronormativité". Cette dernière expression épingle l’emprise et le pouvoir du modèle hétérosexuel sur nos vies. L’avenir, la société, la politique, la famille, voire le sens lui-même, peuvent-ils trouver leur blanc-seing ailleurs que dans cette orientation au regard de laquelle l’homosexualité s’impose toujours comme un excès, comme une rupture, comme justement tournée vers l’impossible ? La thèse d’Edelman est complexe : aussi puissante que gênante. Si, depuis la naissance de la figure de l’homosexuel comme catégorie identitaire au XIXème siècle (cf. entre autres Foucault), la logique de légitimation dominante s’avère polarisée par l’hétérosexualité, alors une telle logique oppresse et exclut la partie de la population ne se reconnaissant pas dans l’hétérosexualité. Depuis lors, un modèle de relations, un type de sexualité vaudrait donc mieux qu’un autre. Simple bon sens, valable aujourd’hui encore : pour le bien-être, mieux vaut ne pas être homosexuel. Concrètement, cela signifie que même si l’homosexualité indiffère, même si elle ne dérange en rien, jamais elle n’est désirée ou attendue de nos vœux, en raison même de l’horizon de sens hétéronormatif dans lequel nous évoluons.  Or une telle logique des préférences implique une homophobie latente dont il s’agit de "se désinscrire".

Figures de style

Edelman emploie le langage de la rhétorique pour étayer son propos. Il oppose ainsi la figure claire de la métaphore d’où émerge le sens, la coïncidence d’une signification et de l’être à la figure plus obscure de la métonymie caractérisée par un glissement continu, par une résistance opaque au sens. Au sens plein métaphorique, Edelman rattache l’ordre hétérosexuel, le découpage actif qu’il opère sur la vision des choses et des gens, tandis que l’homosexuel, apparenté à la métonymie, vient complexifier la lecture du monde de par sa non-évidence, de par l’ombre qu’il jette, de par le mystère de son "inversion" vis-à-vis de la logique dominante. Fauteur de trouble, la figure de l’homosexuel, sa passivité, constitue pour l’hétérosexuel une perturbation constante le poussant à vouloir identifier avec certitude son style, à pouvoir le reconnaître pour contrôler ses effets dans l’ordre du discours. Or, d’un point de vue queer, l’identité et les certitudes définitionnelles qui s’y rattachent constituent autant de points d’arrêt à dynamiter.

À suivre Edelman, bien plus qu’une pratique sexuelle circonscrite entre personnes du même sexe, la sodomie, parce qu’elle a été utilisée comme point de départ pour épingler une identité, s’est transformée en une sorte de trope capable de troubler la logique linéaire des situations spatio-temporelles : devant et derrière, avant et après, partie et t(r)ou(t) y sont confondus exactement comme c’est le cas dans une synecdoque ou une catachrèse. Et le théoricien queer de relire Proust, Hitchcock ou Baldwin à l’aune de cette leçon de rhétorique perverse, au sens étymologique de per-vertere : de ce qui fait tourner autrement, dérailler, sortir le sens de son droit (lisez straight au double sens du mot) sillon.

Politique du No futur ?

L’écriture d’Edelman se veut aussi micropolitique, c’est-à-dire : tournée vers une politique de la "désinscription", refusant l’état des choses, pariant pour la possibilité de transformer le réel sans devoir emprunter pour autant les moyens politiques, les passages obligés des lourdes institutions, des appareils d’État. Une telle politique de la désinscription, à la place d’entonner le chant de la militance et de la revendication des droits vise plutôt à échapper à la réification du statut d’homosexuel en assumant pleinement sa négativité intrinsèque. Edelman propose donc de changer les stratégies de combat : il ne s’agit pas pour ceux qui se reconnaissent dans la figure de l’homosexuel de s’opposer à l’ordre établi en reproduisant les armes du sens hétérosexuel. L’auteur rappelle que Freud, dans son Malaise dans la civilisation, a remarquablement montré comment la politique n’a d’autre visée que de surmonter les pulsions destructrices qui animent l’homme. Dans ces conditions, la politique vise la réconciliation de l’être et du sens. Or les queers, eux, viennent troubler l’évidence d’une si louable construction.  Ils évident la plénitude luxuriante de l’unité du sens, du discours et des pratiques straight en s’imposant comme une dimension, une orientation, un choix supplémentaire, un excès. Edelman enjoint donc les homosexuels à assumer leur statut de "pulsion de mort" au regard de la civilisation. C’est à cette seule condition qu’ils indiqueront des voies nouvelles pour transformer, inventer un sujet authentiquement post-moderne.

Plus d’un lecteur restera sceptique devant des propos aussi "queer". Traduisons littéralement ici des propos tout à la fois bizarres, étranges, des propos de folle ou de pédé. Cela vaudra tout particulièrement au moment où l’auteur explique qu’une des manières d’incarner aujourd’hui la figure de "l’impossible homosexuel", c’est de refuser de se battre pour les enfants de demain. En effet, pour Edelman, l’image de l’enfant comme avenir de l’humanité pour lequel il faudrait lutter appartient toujours à un "futurisme reproductif". Investir le monde contemporain en direction des enfants de demain signifie souhaiter perpétuer l’ordre actuel, c’est-à-dire : ne pas changer les régimes de dominations auxquels sont soumis – consciemment ou pas – les homosexuels tout comme nombre d’autres minorités (femmes, noirEs, lesbiennes, handicapéEs…). Alors que le droit au mariage pour touTEs et à l’adoption pour les couples de même sexe vient d’être si difficilement  acquis en France, revendiquer comme positionnement politique un tel refus peut sembler paradoxal. Toutefois, il s’agit de porter ce paradoxe jusqu’à ses conséquences ultimes : refuser le futur hétéronormé ne signifie pas refuser l’éducation des enfants par des homosexuels ou refuser la dimension de l’amour entre personnes de même sexe. C’est, bien davantage, aspirer à l’invention d’autres formes de vie et d’être en commun que celles imposées par l’hétéronormativité. Plutôt que de se positionner du côté d’une loi pour tous, Edelman choisit d’assumer l’impossible, revendique la non-naturalité de sa position, le point d’arrêt dans la chaîne de la reproduction des vivants que représentent les amours contra naturam. C’est seulement à partir de ce radical no futur que d’autres avenirs pourront s’inventer au présent.