Rarement un spectacle au Français n'avait été aussi unanimement décrié par la critique. Pourtant, derrière le gras et le tape-à-l'oeil, il ressort de la mise en scène de Dan Jemmett une certaine métaphysique du vulgaire.

« Pauvre Hamlet en pattes d'éph' et rouflaquettes ! », se récrie Fabienne Darge du Monde   . L'anglais Dan Jemmett, dans sa nouvelle mise en scène jouée au Français, est accusé d'avoir tout bonnement assassiné Hamlet   , avec par extension Muriel Mayette-Holtz pour complice. C'est que son « Hamlet à la sauce boulevard »   ne passe pas pour la critique, heurtée par tant de sacrilèges portés à l'un des plus beaux textes shakespeariens   . Il est vrai que la transposition d'Hamlet dans l'ambiance d'un club-house des seventies, avec tout ce qui va avec : juke-box crachant du bon vieux rock mélo-ringard, toilettes crasses avec distributeur de préservatifs, match de foot à la télé, coupes sportives et bouteilles de whisky, a de quoi déconcerter. Claudius, l'infâme, apparaît en demi-mafioso gras aux lunettes fumées, dégainant à tout va ses liasses de billets et régnant sur son bar ; Gertrude, en pouffe, quasi-cougarde et portée sur la bouteille ; Polonius, en Homais cocasse et insignifiant ; Ophélie, en lolita nubile, un brin lubrique ; et Hamlet, en nerd. Vaste programme...

Il est vrai qu'avec ce cocktail assumé et poussé, il faut le dire, assez loin (le summum est atteint avec Rozencrantz et Guildenstern joués par un seul comédien accompagné de son chien-marionnette), le public a ri de bon cœur, et parfois d'un rire un peu gras. Et alors ? Est-ce là, au Français, l'impardonnable ? Reconnaissons que Dan Jemmett a créé un spectacle, au sens premier, qui ravit le spectateur et capte son attention, qui l'amène à regarder ce qui se passe sur scène et à entendre le texte joué. Le tour de force et la révélation de la mise en scène de Dan Jemmett sont que l'opération de transposition radicale n'affaiblit pas le texte de Shakespeare ; celui-ci n'est en rien affecté, amoindri, ou ne serait-ce qu'atténué dans sa portée universelle. L'entreprise de Dan Jemmett pourrait se rapprocher de celle du Hamlet de Nikolaï Kolyada joué à l'Odéon en 2010 : une approche qui travaille la dimension du vulgaire, dans ce qu'elle a de tragique et d'extérieure au temps historique – et non seulement la dimension de l'injustice et de la tragédie du pouvoir. Claudius est vulgaire, mais Hamlet l'est aussi à sa manière. La vulgarité de Claudius ne le fait pas tyran, mais vil et faible, d'une faiblesse risible et humaine. L'homme puissant n'existe pas dans le Hamlet de Dan Jemmett. Hamlet lui-même (Denis Podalydès) reste dans sa fureur un introverti, en amour un romantique hautain, dans sa victoire un gagne-petit.

L'autre conséquence, ou cause, de cet accent mis sur le vulgaire, est le décentrement de la pièce d'Hamlet à Claudius. Symbole de ce décentrement, le « to be, or not to be » d'Hamlet n'est plus qu'un graffiti lu sur le mur des toilettes (juste à coté d'un numéro de téléphone rose). C'est Claudius – magnifiquement interprété par Hervé Pierre – qui accapare le centre de gravité de la pièce, davantage qu'Hamlet. C'est Claudius qui occupe et structure l'espace – au point de rester seul sur scène durant l'entracte à manger une boîte de nouilles chinoises. Le Hamlet de Dan Jemmett, c'est au fond l'histoire de la chute d'un demi-habile qui a su se tailler une position au-dessus de ses moyens, un parvenu qui n'a pas la densité humaine requise pour ses ambitions, l'histoire d'un homme qui s'est retrouvé sur un trône, ne savant plus en redescendre, ni s'y maintenir. La fin de Claudius est terrible : c'est la mise à mort du pleutre, celui qui n'a rien pour accepter la mort, celui qui peut-être ne la mérite pas car trop petit pour elle. Le Hamlet de Dan Jemmett n'est pas une tragédie ; il est peut-être plus que cela.

 

 

La tragédie d'Hamlet

Texte français d'Yves Bonnefoy

Mis en scène par Dan Jemmett

Joué à la Comédie-Française juqu'au 12 janvier 2014

Avec Gilles David, Clotilde de Bayser, Jennifer Decker, Elliot Jenicot, Benjamin Lavernhe, Alain Lenglet, Laurent Natrella, Hervé Pierre, Denis Podalydès, Jérôme Pouly, Éric Ruf