Comment la pensée de Jean-Paul Sartre s’est trouvée bouleversée au contact de la peinture ? 

Dans un article ancien reproduit dans un ouvrage récent, Dominique Berthet   soulignait déjà à propos de Jean-Paul Sartre, qu’il n’existe pas d’ouvrage d’esthétique en tant que tel dans les oeuvres de Sartre, mais des articles qui se succèdent et dessinent en fin de compte, selon l’angle d’approche, soit un Sartre spectateur, soit une esthétique sartrienne morcelée. Occasion nous est donnée maintenant de préciser ce jugement et de l’amplifier différemment. Dans l’ouvrage signalé ici, Sophie Astier-Vezon semble reprendre d’abord le même propos : "Tout porte à croire qu’il n’y a pas d’esthétique picturale chez Sartre". Mais l’introduction de l’adjectif "picturale"change déjà un peu l’angle d’analyse. Néanmoins, elle constate bien le caractère disparate et dissolu des écrits esthétiques du philosophe, à tel point qu’il serait impossible d’obtenir une vision immédiate et synthétique d’un tel "objet"qu’on appellerait "esthétique". Il n’empêche, affirme-t-elle pourtant, il y a chez Sartre discontinuité des écrits – ou écrits fragmentaires, morcelés, jamais achevés, évolutifs -, et sans aucun doute continuité d’un "esprit" ! 

Il fallait tout de même éviter de produire une reconstruction rétrospective trop homogène d’une telle esthétique, laquelle serait incapable d’observer le fonctionnement inconstant du laboratoire théorique sartrien. Or, justement, l’auteure découvre un contraste patent entre les textes d’avant et d’après-guerre. C’est en 1947 – au moment de la rédaction du manifeste de la littérature engagée, Qu’est-ce que la littérature ? - que s’opèrerait une bascule d’une esthétique à une autre, une bascule vers une esthétique plus radicale que précédemment, hantée par un analogon (un analogue sans identification) pictural qui ne se contenterait plus de fonctionner en comparaison avec la prose. Ce qui nous vaut, dans cet ouvrage, une étude pointilleuse du premier chapitre de Qu’est-ce que la littérature ?, notamment de l’idée d’une fonction sociale de la littérature et du cloisonnement des genres artistiques. Désormais, la peinture (Giacometti, Masson, Lapoujade, Wols, Rebeyrolle, ...) peut ne vouloir rien dire (au sens de la prose), c’est-à-dire ne veut rien viser au-delà d’elle-même, s’il suffit finalement de plonger son regard en elle. 

Insistons d’abord sur les textes sartriens de référence. Ils sont très nombreux. Ceux consacrés au Tintoret sont les plus connus, qui devaient d’ailleurs aboutir à une sorte de biographie existentielle bien avant la tentative de L’Idiot de la famille. Mais on peut relever aussi les propos des personnages de romans, puis les textes-hommages tendant à contredire l’art "officiel", réputé aussi "non-engagé". Enfin, s’ajoutent à cela tous les comptes rendus de visites d’ateliers, et quelques essais, rassemblés dans les Situations (III, IV, IX) qui nous invitent à nous servir de nos propres yeux, tout en insistant sur la critique implicite (et explicite dans La Nausée, par exemple) des musées, considérés comme des environnements sclérosants, trop distants du monde. Un chapitre de l’ouvrage est d’ailleurs consacré à cette question des musées, vue à travers les romans de Sartre. L’auteure détaille le contenu de ces textes, avec précision, se demandant s’ils se contentent d’appliquer à l’art pictural certaines des thèses développées ailleurs. Mais surtout, elle souligne que ces textes sont souvent rédigés au gré des circonstances, c’est-à-dire ici des rencontres et des amitiés nouées, plus souvent autour des personnes qu’autour des oeuvres. 

L’ouvrage se divise alors en trois parties, afin d’exposer une "intuition de départ"ou une ligne directrice assez ferme même si la rédaction de l’ouvrage – parfois un peu lourde et cumulative - finit par la noyer légèrement : La première partie se consacre au décor général du raisonnement, c’est-à-dire à la mise au jour des témoins de cette esthétique, dégagée d’abord par la négative (par rapport à la littérature) ; la deuxième partie évoque et rend compte du tournant esthétique de 1947 ; la troisième partie reprend donc le problème de l’analogon pictural à nouveau frais, à partir du renversement opéré dans sa philosophie par Sartre. 

Revenons sur cette exploration de Sophie Astier-Vezon.

Les trois dimensions de l’esthétique sartrienne 

Première dimension : la confirmation de l’idée qu’il faut plutôt décliner l’esthétique sartrienne au conditionnel qu’au pluriel. Il y aurait, affirme l’auteure, chez Sartre, des esthétiques, non seulement parce qu’elles s’incarnent à travers une multitude de textes hétérogènes, mais aussi parce que les concepts qui permettraient de la synthétiser sont eux-mêmes multiples : image, liberté, existence, matière, ... Ajoutons toutefois, et la lecture de l’ouvrage oblige à le relever même si l’auteure n’insiste pas sur ce point, que ces esthétiques, si on confirme le fait, ne sont pas homogènes, la première position de Sartre sur la peinture – privilégiant le signifié (le signifiant est utilisé pour viser un signifié, usage transitif des mots, les mots sont des armes) et réduisant la peinture à un objet non-signifiant (on ne peint que pour peindre, l’art n’est pas praxis mais exis, le signifiant est pris pour lui-même, on travaille sur lui) – se modifiant ensuite ; et la littérature restera toujours privilégiée. 

Deuxième dimension : L’esthétique de Sartre est traversée par une dichotomie qui subit une révision en milieu de parcours : 1947. D’abord, Sartre sépare la littérature et les arts plastiques, nous venons de l’observer, en privilégiant la première parce qu’elle se focalise sur le signifié, tandis que les derniers présentent un objet non-signifiant   , puisque le peintre n’a pas à dire quelque chose. Sartre préfère l’engagement littéraire plus radical et plus exigeant que la relativité de l’engagement artistique. Il verra ainsi dans Picasso la réalisation vivante de la contradiction entre révolution esthétique et révolution sociale. Il redouble cette séparation par sa théorie de l’imaginaire (néantisation), soulignant dans le même temps son rapport de fascination et de rejet à la peinture. Cette théorie lui permet de relier la conscience esthétique à la conscience néantisante de l’imaginaire, mais dans sa fonction la plus stérile, puisqu’elle interdit toute créativité. Les arts plastiques prennent le risque de l’accaparation mentale   , donc d’un échec relativement à la littérature qui peut toujours intervenir dans le monde. La différence avec l’écriture saute aux yeux, elle qui peut nous sauver des errements et de la vacuité de l’imaginaire en nous engageant dans le monde, jusqu’à faire de la plume une épée   . Cette conception des arts plastiques s’applique aussi bien aux artistes qu’aux spectateurs. 

Troisième dimension : Sartre revient sur ce propos. Si, longtemps, il a du mal à qualifier positivement la valeur intrinsèque de l’œuvre d’art, car le désengagement du peintre est total, il est enfermé dans un imaginaire qui tue l’engagement, il est en deçà de la matière du monde ; à partir de 1947, le peintre paraît toujours désengagé, mais pour la raison inverse : Sartre souligne maintenant que le sens de la peinture ne se situe pas suffisamment au-delà de la matière du monde, elle a trop peu de signification. Pour l’auteure de l’ouvrage, cette situation paradoxale a pour raison d’être l’ambiguïté foncière de la notion d’engagement. Sartre n’aurait pas distingué clairement entre l’engagement moral et l’engagement politique (de l’écrivain). Dès lors, si l’écriture peut être action dans le monde, elle est signification au-delà des mots. Mais si l’on distingue ces deux modalités de l’engagement, on peut comprendre la reprise par Sartre de sa propre pensée sous le mode d’une possibilité de penser un engagement dans la matière des mots (ou dans la matière de la peinture). Et l’auteure de "sauver"la perspective générale en affirmant que "si la peinture n’est pas engagée dans le même sens que la littérature, c’est parce qu’elle sera toujours déjà engagée dans la matière de la toile, autrement dit, parce que le sens de l’image-objet est toujours déjà contenu dans la matière analogique de la chose-image". Et cela permet de conclure que "ce qui constituait au départ un simple constat de fait – la peinture ne nous dit rien qui vaille – ne tarde pas à devenir sous la plume de Sartre une exigence de droit – la peinture ne doit pas dire autre chose que ce qu’elle montre". 

Il y aurait donc une sorte de retournement praxique en faveur de la peinture chez Sartre. Si son geste s’inscrit toujours dans la matière du monde, et nécessite un retour incessant à la matière du monde   , la peinture n’en exprimerait pas moins un sens dans la matière des choses. 

L’auteure concrétise cette intuition de départ, désormais confirmée, non seulement par des analyses des travaux de Sartre sur tel ou tel peintre (le Guernica de Picasso, par exemple), mais encore par une étude serrée du vocabulaire du philosophe. En l’occurrence, de sa distinction entre "sens"et "signification". Cette dichotomie, sens/signification, ou esthétique/littérature, résout le problème de savoir si l’on peut exposer des idées sous un mode esthétique. Les arts non-signifiants dont nous parlons ne relèvent pas d’un langage. On ne saisit le sens de ces oeuvres que dans la matière des choses, puisque le sens habite l’œuvre comme nous disons d’un regard qu’il est habité. Ce n’est pas le cas des oeuvres signifiantes, si l’on consent par ailleurs à suivre quelques approximations d’usage du vocabulaire emprunté à Ferdinand de Saussure. 

Peinture et Cinéma

Pour affiner son propos, l’auteure insiste, entre autres (car chacun pourra approfondir tel ou tel passage de l’ouvrage, en fonction de ses compétences esthétiques), sur deux arts dont il nous faut dire un mot. La peinture, à travers Le Tintoret, et le cinéma. 

Quant au Tintoret, l’auteure explore les belles pages de Sartre sur ce peintre. Un peintre qui joue de la sculpture pour produire de la peinture (à l’inverse de Giacometti qui joue de la peinture pour arriver à sculpter), et qui dans sa peinture, nous fait sentir le poids de son propre corps. La confrontation de Sartre et du Tintoret, oblige le premier à bousculer sa théorie du corps et de l’image. Comme pris en tenaille, par ailleurs, entre Copernic et Galilée, Le Tintoret découvre les lois de la pesanteur, "annonçant par la fulgurance d’une intuition ce que le physicien se contentera de formuler mathématiquement". Il place le corps humain dans un espace post-copernicien où la terre tourne, où l’homme doit apprendre à vivre dans un monde dont il n’est pas l’auteur. Tout n’y est que pesanteur et gravitation. Les corps, explique l’auteure, sont avant tout considérés, par Sartre analysant Le Tintoret, comme des choses qui tombent ou qui, tout au plus, tentent de se maintenir dans une forme de déséquilibre instable. Le Tintoret peint ainsi des corps inanimés qui ne possèdent pas la force, l’énergie requise, pour voler ou se maintenir en l’air. Et dans la foulée, mais sans doute avec des arguments plus erronés, Sartre assimile la conquête de la perspective à un chute originelle, à un acte de "profanation", venu brosser la "douce promiscuité divine" et mettre à distance la création du créateur. 

Le passage de l’examen de la peinture du Tintoret à celui du cinéma n’est pas si délicat qu’on pourrait le croire. En réalité, Sartre pense que Le Tintoret fait du cinéma, si Titien et Raphaël font de l’opéra. Bonne occasion par conséquent de dire deux mots sur les rapports de Sartre et du cinéma. Sartre est féru de cinéma, on le sait. Puisons immédiatement dans Les Mots. Pour autant qu’il s’agisse d’une autobiographie, Sartre parle de lui en jeune spectateur. Il déplore que le théâtre Vaudeville, désaffecté et transformé en salle de cinéma, ait conservé le faste de son "ancienne grandeur". Rideau rouge, trois coups pour annoncer le début de la représentation, présence d’un orchestre, ont pour résultat d’éloigner les personnages du spectateur. Mais il remarque encore "l’inconfort égalitaire des salles de quartier"   . En un mot, le spectateur se sent tout de même reçu comme un étranger dans le cinéma   , c’est-à-dire reçu comme dans un théâtre. Jean-Paul Sartre nous gratifie ainsi non seulement d’un état des lieux du cinéma à une époque donnée, mais aussi d’une théorie de l’identification du spectateur, et enfin d’une théorie de la séparation des arts (théâtre, cinéma, télévision notamment). Le théâtre sépare nettement la scène et la salle, le cinéma nous fait entrer dans une salle obscure, mais nous rapproche d’une beauté qui simultanément ne nous éloigne pas complètement de la vie quotidienne. 

Il était sans doute possible d’insister sur tel ou tel autre aspect de cet ouvrage. En tout cas, nous espérons avoir donné l’envie de l’aborder, même si sa lecture ne conviendra pas à ceux qui n’ont pas l’habitude de lire Sartre ou de frayer avec son vocabulaire