Un regard original sur la vie intellectuelle et littéraire de l’entre-deux-guerres, à partir du point de vue des écrivains étrangers installés en France.

S’il est bien connu que Paris et, dans une moindre mesure, le reste de la France ont constitué, au moins jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, un foyer culturel de premier plan attirant des artistes issus de nombreux pays, rares, aujourd’hui encore, sont les travaux qui essaient de fournir une analyse systématique de ce phénomène.

Spécialiste de l’histoire de l’immigration, Ralph Schor, dans Écrire en exil, s’est essayé à cette tâche délicate en s’intéressant à une population spécifique, celle des écrivains étrangers présents sur le territoire français au cours de l’entre-deux-guerres. Son enquête repose sur l’étude d’un échantillon de 311 auteurs représentant vingt-deux nationalités différentes, mais au sein duquel trois groupes dominent largement : les Allemands et les Russes forment en effet la moitié du corpus (25 % chacun) et les Américains 18 %. L’ouvrage se penche sur des écrivains célèbres (Fitzgerald, Nabokov, Hemingway), mais aussi sur d’autres qui le sont moins, ce qui lui permet de donner une vision panoramique et nuancée des auteurs ayant choisi, pour diverses raisons, de s’installer provisoirement ou définitivement en France. Les notices biographiques figurant en annexe sont très utiles pour se faire une idée des personnalités les moins connues.

Écrire en exil commence par un examen de la manière dont les écrivains étrangers se représentent le pays qui les accueille. Dans l’ensemble, la France est perçue comme une nation ouverte, cosmopolite, comme un espace de culture et de liberté – ce qui n’empêche pas, dans le même temps, l’expression de critiques parfois amères portant sur l’égoïsme ou l’étroitesse d’esprit des Français, qui sont souvent accusés d’être inférieurs à leur réputation. En fait, les représentations de l’identité française chez les écrivains étrangers ne sont pas foncièrement différentes de celles que l’on observe chez une partie des écrivains français de la même époque : les thèmes de la vocation française au cosmopolitisme et du sens national de l’harmonie, par exemple, sont présents également chez des auteurs comme Gide, Valéry, Larbaud, Morand, Giraudoux… Les témoignages que cite Ralph Schor montrent donc que les constructions identitaires ne sont pas uniquement exploitées par les discours patriotiques ou nationalistes, mais créent aussi un horizon d’attente hors des frontières du pays concerné.

En dépit de cette apparente homogénéité, toutefois, un constat s’impose dès le début : celui de l’extrême variété des situations, des profils et des parcours. Les données biographiques comptent beaucoup pour expliquer les choix, les prises de position ou le comportement de chacun et il semble difficile de proposer des typologies qui ne soient pas réductrices. Les récriminations et les désillusions, notamment, sont d’autant plus grandes que les exilés se trouvent dans une situation matérielle et morale difficile.

Pourtant, il semble quand même possible de tracer quelques lignes de partage. Une distinction capitale (au demeurant assez évidente) court tout au long du livre : d’une part, en effet, on trouve des écrivains ayant choisi de s’installer volontairement en France alors qu’ils n’étaient nullement chassés de leur pays et, d’autre part, des écrivains qui ont été poussés à l’exil parce qu’ils étaient devenus indésirables chez eux, soit pour des raisons politiques, soit pour des raisons raciales dans le cas des juifs allemands ou autrichiens fuyant les persécutions nazies. Cette dichotomie, complétée par des effets de génération, constitue un outil de classement régulièrement utilisé dans l’ouvrage : les réfugiés chassés de leur pays seraient ainsi plus facilement politisés et auraient davantage tendance à se tourner vers le passé, soit en écrivant des ouvrages historiques (qu’il s’agisse de fictions ou de travaux scientifiques), soit en écrivant des autobiographies ou des mémoires. Au contraire, les écrivains ayant librement choisi de s’installer en France seraient, avant tout, à la recherche de formes esthétiques et de sources d’inspiration nouvelles, notamment au contact des milieux d’avant-garde, et moins enclins à s’engager pour des causes extérieures au monde de l’art et de la littérature.

Bien entendu, de nombreuses exceptions existent. Écrire en exil montre ainsi, dans le cas des réfugiés, que les constructions identitaires sont presque aussi variées que les individus eux-mêmes : certains supportent si mal d’être séparés de leur patrie qu’ils opèrent un retour aux sources pouvant les conduire jusqu’à rentrer dans leur pays d’origine au péril de leur vie, comme la poétesse russe Marina Tsvetaieva, qui retourne en URSS où elle finit par se suicider en 1941, quelques mois après l’assassinat de son mari ; d’autres, au contraire, tels Romain Gary et Joseph Kessel, adoptent la langue et la nationalité de leur pays d’accueil, voire s’essaient momentanément au français avant de choisir définitivement une troisième langue, comme Nabokov, dont les œuvres, à partir de La Vraie Vie de Sebastian Knight (1941), sont rédigées en anglais.

Malgré ces nuances, on peut cependant regretter que l’ouvrage de Ralph Schor ne s’écarte pas plus souvent de la dichotomie réfugiés/exilés volontaires qu’il a tracée et, par exemple, n’explore pas de façon plus approfondie le rapport complexe que les écrivains américains entretiennent avec le contexte historique et politique européen, mais aussi avec leur pays d’origine, qu’ils ne rejettent pas tous aussi brutalement que Henry Miller. Par ailleurs, même si 80 % des auteurs évoqués sont des hommes, le critère du genre (au sens de gender) aurait pu constituer une entrée intéressante pour examiner le corpus sous un angle différent – moins, sans doute, pour déterminer les caractéristiques d’une hypothétique écriture féminine (un concept en soi très discutable) que pour faire apparaître la place qu’occupaient les femmes au sein des milieux exilés et des champs littéraires dans lesquels elles s’inséraient.

Surtout, il est dommage que le livre ne se penche pas davantage sur la dimension esthétique des œuvres. Les remarques, à ce sujet, restent souvent trop succinctes, voire trop superficielles, comme par exemple lorsqu’il est question de la conciliation de l’engagement et de la création littéraire : “L’écrivain avait pour mission d’unifier en un tout harmonieux la littérature et le combat politique, lequel se révélerait plus efficace grâce à la perfection du style. C’est ce que firent les écrivains les plus engagés : ils n’abandonnèrent pas leurs exigences formelles, ce qui ne brida pas leur inspiration”   . Des commentaires d’extraits précis seraient ici nécessaires, non seulement pour étayer cette affirmation, mais aussi pour donner un contenu à des notions comme celles de “tout harmonieux”, de “style” ou d’“exigences formelles”. D’une façon générale, les promesses du titre (“Écrire en exil”) ne sont que partiellement tenues : l’ouvrage décrit bien les conditions dans lesquelles vivaient et travaillaient les écrivains, mais ne s’aventure que rarement à étudier les œuvres elles-mêmes.

En fait, Écrire en exil se trouve écartelé entre deux exigences contradictoires : d’une part, celle de respecter l’irréductible diversité des auteurs du corpus ; d’autre part, celle de proposer des grilles de lecture permettant de les regrouper de manière satisfaisante. Concilier ces deux impératifs relevait de la gageure et l’ouvrage, en fin de compte, y parvient de façon relativement convaincante, même si c’est au prix de quelques généralisations. Le livre envisage le paysage littéraire de l’entre-deux-guerres sous un angle original et en donne une vision panoramique, bien que certains points eussent pu faire l’objet de plus amples développements, comme le débat récurrent sur l’existence d’une littérature de l’émigration, qui est mentionné à plusieurs reprises, mais seulement esquissé. Les formes de “sociabilité de l’exil” et les organes de presse dans lesquels publiaient les auteurs étrangers sont en revanche bien décrits.

Enfin, l’utilisation des œuvres littéraires en tant que sources historiques témoigne d’une grande conscience du potentiel qu’elles recèlent. Au-delà de renseignements sur des questions précises, celles-ci sont en effet susceptibles de donner accès à des représentations plus complexes, voire à une vision du monde permettant de progresser dans la compréhension des cadres de pensée d’une époque : “La littérature, outre qu’elle ouvre des perspectives sur le paysage mental d’une époque, offre une foule de renseignements sur la vie quotidienne. L’auteur […] propose des descriptions, des dialogues, des personnages vraisemblables évoluant dans un monde crédible”   . Ralph Schor, dans sa stimulante introduction, montre bien tout le parti que l’historien peut tirer des documents littéraires