Une étude passionnante d’analyse littéraire qui force à revoir nos habitudes de penser la politique comme si l’histoire en était la seule mesure.

“Évitons d’abord tout malentendu : il n’y a pas eu qu’une seule naissance du fascisme, car il n’a pas existé qu’un seul fascisme.” Ainsi s’ouvre le livre d’Uri Eisenzweig, Naissance littéraire du fascisme, publié au Seuil dans la collection de Maurice Olender, qui se risque à donner “le marqueur de tout fascisme : une vision organique de la Nation”   . Ce faisant, il met à profit les travaux de l’historien Zeev Sternhell qui voit dans le nationalisme organique de la France de l’affaire Dreyfus la naissance d’“un discours antisémite nouveau, à rebours de l’argumentation traditionnelle”   .

Mais c’est pour refuser l’approche historiographique stricto sensu. Car l’approche de ce livre est non pas historienne mais formelle ; c’est une analyse “centrée sur la question de la forme”   . Aussi la question à laquelle répondre est : comment des choix formels et littéraires entraînent-ils une transformation idéologique ? La thèse du livre, reformulée tout au long d’une démonstration en trois temps, est que le combat barrésien contre le récit comme forme privilégiée du vrai conduit à poser l’existence d’une identité organique “immotivée  , c’est-à-dire ne se légitimant par aucune discursivité narrative.

La démonstration commence par une lecture détaillée des Déracinés de Maurice Barrès (1897, commencé en 1895), cet anti-intellectualiste et anti-universaliste qui inaugure un discours proto-fascisant par les implications formelles de son entreprise littéraire ; car “ce curieux roman antiromanesque […] esquisse le principe fondateur de l’antidreyfusisme à venir – et à travers lui, la matrice fondatrice du discours fasciste”   .

Cela nécessite de s’interroger sur un changement de paradigme dans la littérature désormais discréditée comme roman – processus narratif renvoyant à une réalité – par toute une génération ; en l’occurrence, il s’agit de lire un Barrès anti-balzacien qui incarne l’antiroman par la mise en question généralisée du réalisme narratif. De ce point de vue, il est facile de déréaliser, c’est-à-dire de nier, Dreyfus en le réduisant à un personnage – à une fiction − dont il importe finalement peu de savoir s’il est innocent ou non, alors que s’affairent ses défenseurs pour prouver qu’il n’a pas trahi ; s’inscrit déjà là le nouveau statut littéraire réservé au juif.

Contre Sternhell pour qui l’affaire représente le tournant dans l’engagement d’un Barrès nationaliste et antisémite, Eisenzweig pose donc que c’est une vision engendrée par la crise du roman qui explique ce fascisme naissant de la plume barrésienne ; ainsi avons-nous affaire à une “conception de l’identité authentique comme échappant à tout récit parce que physiquement, organiquement, quasi biologiquement […], liée à la terre […]”   ; ainsi s’entend par après le discours antidreyfusard d’une vision organique, non narrative, de la société et de l’identité nationales. Pour Barrès, le récit est un poison.

Le deuxième temps de cette “lecture de l’émergence du discours fasciste à travers la transformation fin de siècle des rapports entre récit et vérité”   s’attache à un dreyfusard de la première heure et au dernier véritable anarchiste que fut Bernard Lazare   , lequel comprit que l’antisémitisme est d’abord une production narrative. Eisenzweig élucide les raisons de son silence à partir de 1898, autre élément inquiétant quant à la naissance d’un fascisme à la française. Lazare figure en effet le symétrique inverse de Barrès et partage avec lui les mêmes prémisses : un “rejet commun du privilège narratif dans l’appréhension du vrai”   . Car pour lui, l’antisémitisme est une machine à récits ; le récit officiel de la culpabilité de Dreyfus est de fait mensonger. Il était logique, attendu, que cette attitude fût celle d’un anarchiste “et en particulier un de ceux qui avaient participé à la jonction éphémère mais lumineuse entre le discours anarchiste et la conception mallarméenne du langage, où la réalité est par définition absente de ce qui prétend la représenter”   .

Le troisième temps de l’étude mène la lecture au Journal d’une femme de chambre du dreyfusard Octave Mirbeau, publié en 1900 et en miroir de l’affaire. Là encore, le roman s’organise autour d’une absence de progression ou d’intrigue narrative ; il raconte en effet l’errance circulaire d’une déracinée et renvoie l’image de cet antisémitisme par la figure du jardinier – un enraciné – Joseph. Ainsi, le texte de Mirbeau entre-t-il en résonance avec celui de Barrès, associant la question juive à l’irruption du récit dans un univers qui en semblait jusqu’alors dépourvu ; ainsi, la fiction constitutive de cet Autre se dessine-t-elle dans le texte fascisant qu’au fond il dénonce.

Cette étude passionnante, pleine de ressources, se saisit de nombre d’arguments et convoque nombre de références (avec un index rendant aisés les retours aux auteurs) qui permettent le prolongement de la lecture. La référence à Buñuel   , qui transpose dans les années 1930 le roman de Mirbeau, tend en effet à en élargir le champ historique – l’intérêt littéraire – en laissant finalement entendre que l’attaque de la bourgeoisie par les ennemis du fascisme signifie que ce dernier parle également pour cette même classe sociale