Une nouvelle biographie du tribun socialiste, mêlant portrait de l'homme et étude de son héritage politique et symbolique.

Jean Jaurès est devenu un lieu de mémoire    : l'exposition aux Archives nationales et les multiples manifestations organisées pour marquer le centenaire de son assassinat, le 31 juillet 2014, suffisent à en témoigner   . La nouvelle biographie grand public publiée aux éditions Autrement par Vincent Duclert s'inscrit pleinement dans cette actualité mémorielle, qui est évidemment aussi une actualité éditoriale : cet ouvrage constitue ainsi l'avant-garde d'une vague de publications, qui reprendra à nouveaux frais la figure de ce père fondateur du socialisme français, et même de la politique moderne   .

Conformément à l'objectif de la collection "Vies Parallèles", l'ouvrage donne une place prépondérante à l'étude des représentations collectives et de leur évolution. La première partie, "Jaurès dans l'histoire", étudie ainsi "l'histoire de Jaurès après Jaurès"   , en prenant comme fil conducteur principal les commémorations du 31 juillet, de 1915 à l'"Année Jaurès" de 2014, mais aussi les "écritures ordinaires"   de "simples militants ou d'individus dont l'histoire a oublié le nom"    : c'est là la principale nouveauté de l'ouvrage. D'une plume alerte, Vincent Duclert entreprend ainsi de mettre en valeur le fait que "La figure de Jaurès produit des imaginaires sociaux qui évoquent la recherche de liberté, la force de la vérité, le devoir de justice"   , et qui deviennent constitutifs des discours de la gauche et de la nation. L'auteur insiste ainsi par exemple sur les témoignages d'instituteurs recueillis par Jacques et Mona Ozouf   , concernant leur ressenti à l'annonce de l'assassinat, mais aussi son institution comme véritable modèle, non seulement politique mais aussi et surtout moral. Les représentations de Jaurès dans les arts du XXe siècle sont amplement mobilisées par Vincent Duclert, qui tire ainsi au mieux profit de l'iconographie très soignée qu'offre la collection. Le chapitre "L'écriture de l'histoire", consacré à l'historiographie du personnage, et plus largement de ce que l'auteur appelle le "continent Jaurès"   sert de transition vers la seconde partie de l'ouvrage : il permet de souligner à la fois l'importance du travail scientifique accompli par les études jaurésiennes, en particulier par Harvey Goldberg et Madeleine Rebérioux, mais aussi la difficulté à se dégager "d'un contexte originel de fort militantisme et, par ailleurs, d'empathie parfois excessive pour l'homme au cœur de l'histoire."   .

C'est ainsi dans un second temps seulement, selon une progression pour le moins originale, que l'ouvrage aborde la vie de Jaurès elle-même : la seconde partie, "l'histoire de Jaurès", constitue une biographie très synthétique, centrée sur les aspects politiques, en soutenant que "Jaurès définit la politique dans l'expérience vécue qu'il en propose."   L'accent est ainsi mis sur la formation intellectuelle du jeune normalien philosophe, sur son entrée en politique puis sa conversion au socialisme, dont les conditions expliquent la structuration d'une "synthèse jaurésienne"   faite d'universalisme, d'idéalisme, de rationalisme, autour d'un idéal d'évolution révolutionnaire. Surtout, Vincent Duclert insiste sur l'implication directe de Jaurès dans le processus de naissance des intellectuels, au travers de son engagement pour le capitaine Dreyfus, en lien directe avec l'idée qu'il se fait du socialisme : "Il s'agit bien de démocratiser le socialisme, de le sortir de sa sphère exclusivement ouvrière, de l'amener véritablement vers l'humanité. Pour cela, il faut viser les fins universelles, dont l'idée de justice, mise en péril dans l'affaire Dreyfus."   Les conséquences de l'évènement sont profondes : c'est par cet engagement, et par l'écriture des Preuves, que Jaurès montre que "le socialisme est une démarche intellectuelle", et prouve que "la pensée critique [...] [est] la source principale de la liberté politique."   L'auteur va jusqu'à avancer que, ce faisant, Jaurès "permet aux socialistes de disposer [...] d'un début de doctrine alternative au marxisme de la lutte des classes."   , en tenant à la fois et de manière indissoluble les positions de l'historien, du philosophe et du militant. La fondation de L'Humanité en 1904, puis la participation à l'unification des socialistes dans la SFIO en 1905 seraient dès lors avant tout des conséquences de ce moment fondateur, de même que les positions prises dans L'Armée nouvelle en 1911, et au travers d'elle le refus continu de la guerre, jusqu'à l'assassinat par Raoul Villain.

Pour Vincent Duclert, Jaurès représente encore de nos jours une source d'inspiration nécessaire au socialisme, en tant qu'il est "l'inventeur de la politique moderne, en ce sens qu'il a accepté la part de sacrifice et de compromis qu'elle exige pour qu'à un moment des avancées concrètes se réalisent et profitent au plus grand nombre"   , au nom d'un idéal de libération individuelle et collective. La vie posthume du personnage fait dès lors partie intégrante d'un apport toujours central, puisque c'est aussi au travers d'elle que "Jaurès confère à la politique une méthode, une efficacité, mais aussi une grandeur et un idéal."    : l'auteur montre que sa présence constante dans les discours politiques du XXe siècle est fondamentalement structurante, au fil des appropriations. Il faut cependant souligner que l'absence d'un travail conceptuel permettant de différencier nettement les usages relevant de l'intrumentalisation   et ceux considérés comme légitimes   pose problème au lecteur, tant la distinction semble réductible au positionnement politique actuel du biographe.

Plus largement, si l'ouvrage n'a pas vocation à être le Saint-Louis   tant attendu que mérite Jaurès, le choix assumé du grand public a pour conséquence une certaine légèreté dans la problématisation et la synthèse : la première partie de l'ouvrage peut ainsi sembler parfois "impressionniste", cédant à la tentation de l'étude des représentations au travers d'un panoptique de citations de Léon Blum, Charles de Gaulle, Marcel Proust ou Jacques Brel. En un mot, à tous ceux qui ont suivi l'actualité jaurésienne des dernières années, l'ouvrage risque d'apprendre peu de choses réellement nouvelles, en particulier sur les éléments strictement biographiques ; aux autres cependant, il offre une synthèse à jour, et très agréable à lire, à l'appareil de notes allégé, richement illustrée, en bref une lecture stimulante pour tous ceux qui s'intéressent à la politique telle qu'elle était et telle qu'elle est