À l'heure des 30 ans de la "marche pour l'égalité et contre le racisme", deux sociologues réaffirment que l'enjeu de "la question des banlieues" n'est pas seulement social mais surtout d'ordre politique.

Banlieues, cités, quartiers, ZUS … Les qualificatifs pour nommer ces territoires (8 à 10 millions de personnes habitent dans les quartiers populaires) ne manquent pas. Mais le paradoxe reste puissant: plus que prégnants dans l’imaginaire social et la vie politique et médiatique des Français, ces espaces ne sont "vécus" que par ceux qui y habitent.

Les métamorphoses des banlieues

Les processus d’appauvrissement, le chômage, la marginalisation urbaine et sociale, les difficultés scolaires, l’aggravation de la délinquance, la croissance des difficultés sanitaires et l’augmentation des commerces illégaux sont une réalité dans ces quartiers. Ils ont notamment été le terreau d’un repli identitaire ces dernières années. Ce court ouvrage de deux sociologues, Michel Kokoreff et Didier Lapeyronnie, spécialisés sur ces questions, argumenté et efficace, met en exergue la thèse suivante : l’exclusion dans ces territoires n’est pas de nature uniquement sociale et économique, elle est aussi et surtout politique. 

Elle doit ses origines à des processus sociaux, migratoires et politiques complexes et nombreux ; les banlieues étant le produit de la reconstruction, de la décolonisation, de l’immigration, de la crise du logement, des politiques étatiques et des conceptions urbanistiques dès les années 1960. Le chapitre consacré aux métamorphoses qu’ont connues ces banlieues ces dernières décennies souligne ainsi la responsabilité des politiques et des institutions qui, après avoir façonné ces quartiers, n’ont pas réussi à fédérer les acteurs de ces espaces autour d’enjeux politiques communs et prendre en considération le dynamisme des habitants et des militants. Trois films des "banlieues" peuvent apparaître comme symboliques de ces transformations : jusque dans les années 1980, il s’agissait d’un monde désorganisé mais encore proche   , tandis que les années 1990 sont celles de l’expansion des économies souterraines et des violences urbaines (La Haine de Mathieu Kassovitz 1995). Le 11 septembre apparaît alors comme une date charnière : les banlieues deviennent des espaces marqués par la fermeture et la sécession (L'esquive d'Abdellatif Kechiche 2002), et les auteurs parlent à partir de cette période de ghettos. Deux autres dates semblent être des points d’orgue: en 1983, la marche pour l’égalité contre le racisme et la discrimination venue des cités suscite une adhésion collective. 2010 : moins de 30 ans plus tard, un appel d’association marseillaise s’intitule "Nous ne marcherons plus"... 

L’idée d’une structure politique n’est plus incarnée collectivement. A l’optimisme succède un pessimisme latent et un sentiment d'impuissance chez les responsables politiques, les agents sociaux et au sein de la population. Les quartiers sont transformés par la croissance du chômage, les inégalités, la récurrence des émeutes et l’installation du trafic de drogue...

Justice civique et justice sociale

Ce vide politique et ce sentiment d’abandon ont entrainé une ghettoïsation et un repli sur le privé de la part des habitants, libérant ainsi l’espace pour les jeunes qui apparaissent de l'extérieur comme les seuls vrais acteurs dans les cités. La cité constitue un véritable village fermé d’ "exclus de l’intérieur "   , une sorte de ghetto construit autour de l’interconnaissance, des "embrouilles", de l’articulation de la "race" des hommes et du "sexe" des femmes. Dans ces conditions, l’islam devient une grammaire, elle permet non seulement de répondre à l’absence de sens laissée par les politiques mais aussi de créer un ensemble de pratiques et de références structurantes pour les habitants où les enjeux sont à la fois sociaux et moraux. 

Le taux de pauvreté, de chômage, de ménages monoparentaux, de populations d’origine immigrée sont surreprésentées dans ces quartiers par rapport à la moyenne française. Les banlieues, cependant, ne sont pas un bloc monolithique et il existe autant de quartiers différents que de territoires. Les auteurs, en prenant pour exemple des villes comme Toulouse ou Marseille, l’une clivée, l’autre "puzzlée", le montrent bien. 

Pourtant une constante demeure. La discrimination, bien qu’elle soit différente selon le genre, constitue une expérience commune et devient à la fois une épreuve personnelle et une grille de lecture pour les habitants, notamment les jeunes hommes. Ce "délit d’adresse" plus que de faciès, alimenté par la généralisation des discours de stigmatisation, se double d’un manque de capital social, d’absence de réseaux de connaissances permettant une évolution individuelle. Certes la rencontre de "passeurs" (professeurs, journalistes, militants, membres de la famille éloignée) peut engendrer des "miraculés de la République" tout comme l’importance du discours familial peut compenser l’absence de capital scolaire, mais il reste que les habitants des cités ont le sentiment de ne pas avoir les moyens sociaux de leur accomplissement personnel et citoyen. L’imposture de la république est d’inviter chacun à cultiver ses potentialités mais d’en empêcher leur réalisation effective. 

Les auteurs soulignent ainsi que plus que les inégalités sociales, les habitants de ces quartiers sont sensibles aux discriminations. De manière antithétique, tout en montrant une grande indifférence voire méfiance vis-à-vis de l’univers politique et institutionnel (la police, les enseignants, travailleurs sociaux, jugés comme démissionnaires souffrent d’un déficit de légitimité), les habitants des cités estiment qu’ils ne sont pas traités comme des citoyens. Les émeutes récurrentes et ritualisées sont symptomatiques de ce désir de reconnaissance : moyen d’expression dirigé contre un système, elles permettent un accès direct au système politique et aux médias, et ainsi, à une existence temporaire.

Fabriquer du politique

Face à ces constats, quelles peuvent être les pistes d’actions ? Pour les deux auteurs, le social n’explique pas tout : à trop mettre l’accent sur la misère, la domination, la précarité, nous avons eu tendance à dépolitiser le regard sur ces mondes. Il s’agit donc de "fabriquer du politique", de rapprocher les institutions et la population, de permettre aux populations des cités de devenir des citoyens actifs de la démocratie française. 

Faire des habitants des acteurs de République au risque de créer une certaine dose de conflictualité, provoquer le débat, utiliser la vitalité, les atouts et la diversité des quartiers, la grande capacité d’action des femmes, la vigueur démographique, la diversité ethnoculturelle, redonner du sens politique aux actions collectives des habitants et des militants de sorte à créer une capacité d’action propre aux quartiers permettra de faire entendre "la voix des sans voix". 

En France, l’intégration politique a toujours précédé l’intégration sociale. Aujourd’hui les populations de ces territoires ne croient plus en la légitimité de la République, il est  donc impératif de réincorporer les banlieues dans l’espace démocratique français. En somme, de faire de ces cités des cité-polis