Pierre Bergounioux propose, dans un essai percutant et dense, d’en finir avec une vision anhistorique du style, selon une démonstration qui emprunte ses concepts aux sciences humaines.
Pierre Bergounioux propose dans ce livre très dense une approche historique du style, au lieu de le considérer comme “une propriété immanente au langage, qu’un pouvoir d’exception dévolu à certains hommes rendrait apparente”. Il s’agit de “rapatrier le style sur le terrain qui est le sien, celui de l’histoire, des luttes qui opposent les hommes entre eux dès la formation des premières sociétés”. En effet, si le style a à voir avec l’écriture, il est profondément inégalitaire.
L’écriture est née à la fin du IVe millénaire, dans les premiers empires de l’Antiquité et dans le cadre de l’esclavage : “Les premières civilisations sont esclavagistes. Un groupe de guerriers, secondé par des prêtres, astreint des masses paysannes au travail et confisque le surproduit.” D’où la nécessité d’écrire, car la mémoire humaine ne peut contenir toutes ces données nouvelles, et comptabiliser le travail effectué et celui qui reste dû. “Il faut trouver un moyen d’y remédier. C’est l’écriture.” Avec elle, “les limites naturelles de la mémoire, donc de la conscience, sont brisées”. La raison est ainsi un “produit de l’écriture” ; c’est La Raison graphique, le titre que Pierre Bourdieu a ajouté à celui de l’original de Jack Goody, The Domestication of the Savage Mind, au moment de sa traduction en français en 1979.
Évoquant la phrase la plus longue de notre littérature, qui est de Proust dans Sodome et Gomorrhe, l’auteur montre que “le fait stylistique semble inséparable de la culture graphique, donc de l’inégalité, de l’oppression et de l’exploitation”. Avant l’instauration, dans les pays développés, de l’école obligatoire, le monde est séparé entre une “élite lettrée” et “l’immense masse de ceux auxquels l’information stockée sur les tablettes, le parchemin ou le papier restait fermée”. C’est donc à la fois une aliénation matérielle et symbolique. Cette inégalité se reproduit thématiquement, de Gilgamesh à Saint-Simon : le personnel des livres se recrute presque exclusivement chez les “propriétaires des moyens de production, des esclaves, de la terre”.
Retraçant rapidement l’histoire littéraire de la France qui se confond avec celle de la noblesse, Bergounioux montre qu’avec Voltaire, “fils d’un notaire du Châtelet”, Diderot et Rousseau, “les jours de l’antique aristocratie sont comptés”. Après des pages très synthétiques et lumineuses sur le roman, l’auteur s’arrête sur les cas de Joyce, Kafka et Proust : “L’acuité que prend la question du style n’est qu’un aspect de la conjoncture dramatique où vient d’entrer l’Europe. […] La littérature ne saurait ignorer, sans déroger ni périr, l’inquiétude grande de cet âge. […] Elle ne se réalise qu’en affirmant sa propre impossibilité. Parodique avec Joyce, suspendue, tragiquement, chez Kafka, portée, minée par le temps irréparable dont Proust recense les sortilèges, elle dit, à sa manière, que le projet européen – la raison – a avorté.”
Avec les États-Unis se renverse la relation du centre et de la périphérie. Une colonie de la couronne britannique devient en un siècle le pays le plus puissant, grâce à la condensation du processus de civilisation. D’autre part, la “ségrégation sociale, donc spatiale”, telle qu’on la connaissait en Europe, n’a pas encore joué, à cause de la formation de “communautés rurales intégrées”. Enfin, les Américains ont abandonné le projet révolutionnaire propre à l’Europe depuis 1848. La “différence de classes” est “recouverte, naturalisée par une différence de races”.
Dans ces conditions, Faulkner opère en 1927 une “révolution” : “Le narrateur, conscient de sa position, de soi abdique la royauté de papier qu’il s’était arrogée trois mille ans plus tôt et rétrocède la conduite du récit, la définition de la réalité aux personnages, aux acteurs [petits cultivateurs, anciens esclaves, voyous, forçats, omniprésent mulet].” Ce ne sont plus alors les seuls membres des ordres privilégiés qui ont droit à la “vie seconde” des livres, “c’est l’ensemble de ceux qui font le monde, hommes et bêtes, qui entre dans le récit”. Le monde n’est donc pas “ce qu’en dit un observateur détaché mais ce que nous vivons comme nous pouvons, quand on y est impliqué corps et âme, maintenant”. Nous devenons capables de “nous mettre à la place de l’autre”, capacité qui fonde les plus beaux sentiments : “L’abnégation, l’héroïsme, la générosité, la compassion.”
Toute la réflexion de Bergounioux aboutit à l’espoir de voir le style “purifié du poison que l’inégalité y a répandu depuis l’origine des sociétés”. Ce livre courageux, qu’il faut lire et relire, s’appuie sur l’économie, l’histoire, la philosophie pour proposer une véritable politique du style, sans renoncer à parler de “lutte des classes” ni d’“exploitation de l’homme par l’homme”. Sous Louis XIV, il faut que cinquante hommes peinent pour qu’un seul vive bien. Alors qu’on nous parle de mort des idéologies, cette analyse est un plaidoyer pour la fin de l’inégalité, dans ses manifestations les plus valorisées