Jeanyves Guérin propose un stimulant éloge d’Albert Camus qui, en insistant sur ses articles journalistiques et sur son théâtre, permettent de penser la spécificité du rapport d’un écrivain au politique.
*A l'occasion du 55e anniversaire de la disparition d'Albert Camus, nous vous proposons de relire ce compte rendu d'un ouvrage qui revient sur l'engagement de l'écrivain.
Jeanyves Guérin propose une réflexion intempestive sur la notion d’engagement. S’il récuse le terme sartrien pour parler de l’œuvre de Camus, il s’attache à définir ce qu’on pourrait appeler une « politique littéraire », c'est-à-dire une manière dont un écrivain, dans son geste d’écriture, fournit tout à la fois une réflexion et un geste politique. Pour ce faire, Jeanyves Guérin fait le choix de traiter du corpus camusien dans son ensemble. À côté du Mythe de Sisyphe, de L’Étranger et de La Chute, il appuie son propos sur une étude serrée du théâtre de Camus, mais aussi de ses écrits journalistiques, de ses nouvelles et d’essais moins connus comme les Lettres à un ami allemand ou certains textes de la série des Actuelles.
On découvre ainsi au fil des pages que l’écriture littéraire va de pair chez Camus avec une méfiance face à l’idéologie. Camus est un auteur qui refuse les mots d’ordre et les principes ; d’une certaine manière il refuse les discours surplombants, pour une vision à hauteur d’homme, qui s’articule à l’expérience. C’est du moins le portrait qui émerge de l’étude de Jeanyves Guérin. Plus qu’un philosophe, plus qu’un politique, Camus est donc d’abord un écrivain qui traite du politique à travers une expérience, vécue ou fictionnelle, ce qui l’amène à poser des questionnements philosophiques.
La première partie du livre est logiquement consacrée au travail de journaliste de Camus. En effet, cette place prépondérante de l’expérience humaine dans ses écrits s’enracine en grande partie dans son parcours de reporter, puis de chroniqueur, d’Alger républicain à L’Express en passant par Combat. Jeanyves Guérin fait une synthèse éclairante de cette pratique d’écriture, qui lui permet de passer en revue les différentes questions structurant l’œuvre entière de l’auteur. La notion de la justice, traitée en première place, après le chapitre de présentation, apparaît comme la vertu cardinale de l’œuvre. Autour d’elle s’étoilent les questions de la France, de l’Europe et de l’Espagne. On peut savoir gré à Jeanyves Guérin de faire saillir ces thèmes de l’œuvre de Camus, notamment la guerre d’Espagne, moins explicitement présente dans ses romans que chez Malraux, mais tout aussi sourdement active dans son œuvre. À travers cet aperçu sur le travail journalistique de Camus, on voit se dessiner le portrait d’un internationaliste réformiste.
La deuxième partie porte plus précisément sur les fictions de Camus. Jeanyves Guérin privilégie alors les pièces de théâtre aux romans – si un chapitre porte sur La Peste, les trois autres traitent de Caligula, L’État de siège et Les Justes. Il insiste alors sur les échos qu’entretiennent tous ces textes avec le contexte d’écriture. Le cadre spatio-temporel de chacun d’entre eux nous éloigne de l’actualité de Camus, mais c’est pour la diffracter de manière symbolique. Jeanyves Guérin suit ainsi le traitement que Camus fait subir au thème du totalitarisme, essentiel pour comprendre le XXe siècle. La fiction permettrait ainsi à Camus, à l’encontre de la plupart des intellectuels de gauche de l’époque, de penser aussi bien les fascismes que le régime soviétique. L’écriture littéraire lui permet donc de mettre en lumière des questions humaines qui se posent au-delà des idéologies, ou plutôt contre les idéologies. C’est ainsi qu’il subordonne le politique à l’éthique, comme l’indique le chapitre qui conclut cette partie, à propos des Justes.
La troisième et dernière partie porte sur l’Algérie, et plus particulièrement sur la réaction ambiguë de Camus à la guerre d’Algérie. Jeanyves Guérin essaie de saisir cette ambivalence à travers ses textes de réflexion, articles ou essais, mais aussi à travers ses nouvelles et surtout son ultime roman inachevé Le Premier Homme. S’il reconnaît que Camus évalue mal la situation, il se refuse à parler de contradiction. Dans le refus conjoint de la violence aussi bien française qu’algérienne, il retrouve les positions éthiques que Camus a construites tout au long de son œuvre. De fait, il brosse le portrait d’un Camus réformiste dans l’âme, méfiant et même hostile à l’idée de révolution, qu’elle soit communiste ou anticoloniale. Camus apparaît aussi ici comme l’homme de son milieu, celui des Européens d’Algérie modestes – « pauvres » est le terme qu’affectionne l’auteur du Premier Homme – dont il tentera de brosser une peinture littéraire contre les visions d’une gauche française qu’il juge peu informée et manichéenne.
On peut regretter que Jeanyves Guérin ait tendance, pour défendre Camus, à noircir Sartre et les intellectuels de gauche de l’époque. Dans son éloge de Camus, il exacerbe ce qui le distingue de ces écrivains pour faire ressortir sa profonde originalité. Camus a pourtant sans doute beaucoup partagé avec ceux avec qui il a croisé le fer, et on est souvent curieux à lire le livre de ces points communs inexplorés. L’un des intérêts du livre cependant est de comparer l’œuvre de Camus avec celles d’autres auteurs, eux-mêmes distincts de la gauche intellectuelle de l’époque, à part dans le champ littéraire. Jeanyves Guérin convoque ainsi des auteurs assez peu attendus en comparaison avec Camus, comme Raymond Aron ou Georges Orwell. De la même manière, sur le rapport à l’Algérie, il convoque Germaine Tillon, Jean Amrouche ou Albert Memmi. Cette troisième partie laisse elle aussi le lecteur un peu curieux. En effet, Jeanyves Guérin insiste sur ce qui sépare Camus, écrivain européen algérien – il n’utilise pas le qualificatif d’écrivain colonial, qui dans un sens neutre, pourrait être approprié – des intellectuels parisiens. Mais, en dehors de Jean Amrouche, d’Albert Memmi – qui d’ailleurs est un écrivain tunisien, et non algérien – et, dans une moindre mesure, de Mouloud Feraoun, il ne fait qu’évoquer Mohammed Dib et Kateb Yacine, dont les œuvres et l’engagement politique furent déterminants pour la construction du champ littéraire algérien francophone. On aurait envie d’une mise en perspective de l’œuvre de Camus avec des écrivains de cette ampleur. De même, les ouvrages historiques auxquels Jeanyves Guérin se réfèrent sont majoritairement le fait d’historiens français, alors qu’une mémoire plurielle qu’il appelle de ses vœux nécessiterait sans doute un travail historien polyphonique et l’appel à des historiens algériens – il faut tout de même signaler que les travaux de Mohammed Harbi sont cités à deux reprises.
Ces remarques cependant ne peuvent faire figure de reproches. Jeanyves Guérin choisit de faire un portrait de Camus et, pour cela, il rapproche l’auteur de ceux qui lui ressemblent, qui partagent une même position ambiguë dans le champ intellectuel. Plus encore, c’est la foi du critique en les exigences et en les choix politiques de Camus qui fait sans doute l’un des intérêts de l’ouvrage, dont la lecture est très stimulante parce qu’il est habité par un réel enthousiasme, qui vient doubler le sérieux d’une étude critique et scientifique de l’œuvre camusienne