Un essai qui entend faire une histoire du commandement et de l’autorité entre 1890 et 1940. Nous pouvons voir dans cet ouvrage comment hiérarchie pyramidale et modernité vont de pair.
Le siècle des chefs entend faire une histoire du commandement et de l’autorité entre 1890 et 1940. Son auteur, Yves Cohen, est directeur d’études à l’EHESS. Il se spécialise dans l’histoire du travail. Il considère que la période étudiée est le moment où la figure du chef en tant que mode spécifique de commandement émerge, puis connait son apogée. Cette étude est transnationale, c’est à dire qu’elle concerne différents pays tels que la France, les USA, l’Allemagne et l’URSS, mais aussi les liens et échanges que connaissent ces différents pays.
Le commandement y prend des formes similaires dans les sphères militaires, économiques mais aussi politiques. Le besoin de chef concerne tout autant le sommet de la direction politique (Président, Premier secrétaire, Führer) que l’ensemble de la vie sociale et économique où le besoin de chef se déploie dans toute une série d’échelons intermédiaires.
Le chef un besoin social?
Pour Yves Cohen, la figure du chef en tant que mode de commandement spécifique émerge dans un contexte de crise de l’autorité. Au cours du XIXe siècle, le sommet des hiérarchies étatiques, militaires, mais aussi dans une certaine mesure économique était encore principalement occupé par l’aristocratie. Avec le développement industriel et l’affaiblissement de cette classe sociale, cette position est remise en question. Cet effacement, couplé au développement d’actions collectives, de grèves et d’agitation liées au mouvement ouvrier naissant, créée une panique morale qui prend la forme de la peur de la foule. Elle a par exemple été étudiée par Susanna Barrows dans l’excellent ouvrage Miroirs déformants .
C’est pour conjurer cette situation anomique et discipliner les foules qu’est convoquée la figure du chef. Ce n’est pas un hasard si les théoriciens de la psychologie des foules sont parmi les premiers à porter haut et fort ce discours. Pour eux, l’existence d’un chef, d’une figure d’autorité, est naturelle. Ainsi, selon Gabriel Tarde "Toute foule, comme toute famille a un chef et lui obéit naturellement".
Gustave Le Bon s’inscrit dans les mêmes perspectives. Sa pensée revêt une importance particulière de par l’influence qu’elle exerce sur les milieux politiques, industriels et militaires . Nous retrouvons la mise en avant de ce besoin non seulement dans les œuvres littéraires de l’époque, mais aussi dans le monde de l’entreprise. Dans le domaine du management, ce sont des auteurs tels que Sébastien Cabot ou Henri Fayol qui le théorisent.
De l’autre côté de l’Atlantique, ces discours sont repris par Henry Ford, dont les conceptions réorganiseront la production industrielle : ce sera le fordisme. La figure spécifique du chef se retrouve sous diverses formes dans les différents pays étudiés par Yves Cohen. En Allemagne, c’est le führertum. Ce terme sans traduction littérale en français, désigne la capacité charismatique du chef à mener les hommes . En France, le commandement qui est envisagé comme étant la capacité à mener les hommes est pensé par les théoriciens du management comme Sébastien Cabot, mais aussi par des militaires comme Lyautey, qui est l’auteur du Rôle social de l’officier . Aux Etats Unis, le chef se définit par le leadership. En plus de savoir mener les hommes, il est porteur d’une vision, une inspiration. Celle-ci confère un charisme spécifique au leader.
Enfin, en URSS, malgré des structures sociales sensiblement différentes, cette conception du chef se manifeste de manière similaire. Il est désigné par le terme de voz’d. Théorisé par Lénine dans Que faire? (1902), le domaine d’action du chef s’applique à l’économie planifiée, mais aussi à la direction politique. Cette tendance culminera à partir de 1929 avec la mise en place du culte de la personnalité autour de Staline .
Contenu et signification sociale de la figure du chef
Il est possible de comprendre la figure du chef grâce à la typologie des différentes formes de domination établie par Max Weber.
Dans le premier volume d’Economie et société , Weber considère que le chef mêle deux types de légitimité : bureaucratique et charismatique. Nous retrouvons cette pensée dans l’ouvrage d’Yves Cohen. Il montre que dans les différents pays abordés, la figure du chef est un savant cocktail mélangeant selon diverses proportions légitimités bureaucratiques et charismatiques.
D’un côté, le chef occupe sa position dans une entreprise, armée, ou institution bureaucratique. Il est investi du commandement dans ce cadre. Il exerce une autorité qui lui est conférée par des règles impersonnelles. Dans ce cadre, il est investi dans la position de chef en vertu d’une série de compétences juridiques, militaires, économiques qu’il a acquis, et qui sont nécessaires à l’exercice du commandement, ce qui est caractéristique de la domination bureaucratique.
D’un autre côté, ces compétences, cet investissement par une institution ne sont pas suffisants pour faire un bon chef. Un bon voz’d tout comme un bon leader possèdent une capacité à mener les hommes qui leur est propre. Elle leur permet de se faire obéir, mais aussi de se faire comprendre et d’inspirer les personnes sous leur direction. Cette capacité " personnelle " à commander donne une teinte clairement charismatique à la figure du chef.
Plus globalement, de la lecture de l’ouvrage, ressort l’idée que la figure du chef est aussi à comprendre comme allant de pair avec le développement de la société de masse et surtout de l’organisation scientifique du travail tayloriste (OST). Les travaux qui entendent analyser les organisations sont aussi des discours de légitimation de la figure du chef. Nous pouvons ainsi prendre comme exemple les travaux de Roberto Michels qui va énoncent la "loi d’airain de l’oligarchie" selon laquelle toute organisation atteignant une taille conséquente ainsi qu’un degré relativement poussé de division du travail voit nécessairement l’émergence d’une caste de chefs .
Nous constatons que ce besoin social de chef se déploie dans toutes les organisations et institutions de masse : armée, institutions étatiques, mais surtout dans le domaine de l’entreprise dont le gigantisme industriel ne cesse alors de se développer. C’est pour cela qu’il concerne tout autant les démocraties « capitalistes » que l’Allemagne nazie et l’URSS soviétique, l’OST et la massification de la société étant une tendance transversale de cette période.
L’ouvrage d’Yves Cohen, très riche, nous offre une description détaillée des discours et des pratiques qui se développent autour du chef au cours de la période 1890-1940.Nous trouvons particulièrement intéressants les passages qui expliquent comment les penseurs politiques, les théoriciens du management, mais aussi les sociologues vont justifier ce besoin social.
Ces analyses qui s’inscrivent dans la lignée des analyses de l’Ecole de Francfort. Celles-ci considèrent les sociétés industrielles de l’époque comme des sociétés de masse. Démocraties libérales, bureaucraties staliniennes et dictatures fascistes auraient en termes structurels plus de points communs que de divergences malgré des régimes politiques et des modes d’organisation économique différents.
Si ce postulat peut parfois sembler discutable, l’auteur parvient à bel et bien établir ces convergences en ce qui concerne le commandement, qui se déploie dans les différents contextes de manière relativement similaire.
Par contre, certaines descriptions trainent un peu en longueur, et on regrettera l’absence d’une mise en perspective plus globale de l’histoire du commandement, avant 1890, mais surtout par rapport aux évolutions plus contemporaines du commandement. Malgré ces réserves, Le siècle des chefs n’en reste pas moins un ouvrage très intéressant et novateur qui ne manquera pas d’apprendre beaucoup de choses à son lecteur