Une véritable somme sur la question de l'Etat de droit et de ses apories.

Etat de droit et états d'exception   de Marie-Laure Basilien-Gainche, professeur de droit public à l'université Jean Moulin Lyon-III (après avoir été maître de conférences à l'Université Sorbonne Nouvelle Paris-III), se situe à la croisée de la philosophie, de la science et de l'histoire politiques, comme en témoignent par exemple les passages sur la dictature romaine, longuement analysée dans ses modalités d'exercice. Il en résulte un livre savant, riche et démonstratif, pour graver dans le marbre la thèse centrale du livre, à savoir l'indissociabilité des notions d'Etat de droit et des états d'exception ; le paradoxe apparent consistant à les opposer ne devant pas en réalité masquer le caractère insécable de ces deux "pôles" soumis à une tension dialectique permanente.

La démarche de l'auteur sur la formation du concept d'Etat de droit est généalogique : elle vise à retracer de façon le plus fidèle possible l'évolution du concept au fil des époques. C'est d'ailleurs cette logique qui conduit toute l'architecture et le plan de l'ouvrage, d'une grande rigueur : les quatre parties nous font successivement passer de l'âge antique à l'âge classique, puis moderne et enfin contemporain. Des principes sont chronologiquement associés à chacun de ces temps politiques : efficacité, réalité, stabilité et effectivité.

Marie-Laure Basilien-Gainche revient notamment longuement sur la notion de dictature, dont l'origine du terme remonte à la Rome antique, où la dictature désignait un état de la République romaine où un magistrat (le dictateur) se voyait confier de manière temporaire et légale les pleins pouvoirs en cas de troubles graves. Avant d'être finalement dévoyé par Jules César, qui se fit nommer dictateur à vie, il convient de relever que ce mécanisme d'emploi a connu un fonctionnement remarquable (on pense à l'exemple illustre de Cincinnatus, nommé dictateur à deux reprises et reprenant par la suite sa vie dans les champs).

Les auteurs convoqués à l'appui de la thèse sont innombrables, parmi lesquels l'ensemble des grands classiques, et de diverses époques (Machiavel, Hobbes, Locke, Kelsen, Carré de Malberg, Schmitt, Chevallier, Kriegel, etc.). Peut ici être mis particulièrement en avant l'apport fondamental du travail d'Hans Kelsen et de son ouvrage Théorie pure du droit   : sa théorie de la hiérarchie des normes constitue l'un des principaux fondements de l'Etat de droit actuel.

Pour saisir l'Etat de droit, il convient en effet de le différencier de l'Etat de police, qui ne prévient pas les atteintes excessives aux droits perpétrés par les autorités administratives. En France, l'existence d'un ordre de juridiction à part entière, la justice administrative, vise précisément à prévenir ces atteintes. L'Etat de droit se différencie également de l'Etat légal, qui ne s'inquiète pas des éventuels empiètements des autorités législatives dans l'espace des libertés. Le pouvoir législatif, comme le pouvoir exécutif, se doit de respecter les normes, à savoir les dispositions constitutionnelles, notamment celles qui touchent à la protection des droits fondamentaux.

Parallèlement, Marie-Laure Basilien Gainche étudie les paradoxes auxquels est confronté l'Etat de droit. Historiquement, celui-ci est confronté à des anomalies, des crises, des situations qui relèvent de l'extraordinaire, remettant en cause l'existence même de l'Etat de droit. La "survie" de l'Etat de droit étant en jeu, les solutions politiques s'articulent alors autour de la mise en place d'états d'exception, à la durée plus ou moins provisoire. Or, l'auteur le souligne, qui plus est à de multiples reprises : à la séparation des pouvoirs et la garantie des droits, qui constituent les deux principes fondamentaux de l'Etat de droit, son "essence" même, s'opposent en miroir la concentration des pouvoirs et la restriction des droits, mis en oeuvre par les états d'exception.

La déclaration de ces états oscille entre caractère incontestable ("en cas de péril imminent d'une guerre étrangère ou d'une insurrection à main"   pour reprendre les termes de l'article 1er de la loi française du 3 avril 1878 modifiant la loi du 9 août 1849 sur l'état de siège) et appréciation plus subjective (ainsi des disposition vagues de la loi du 3 avril 1955 sur l'état d'urgence), voire instrumentalisation réelle du droit par le politique ("La Colombie offre le paradigme d'états d'exception qui n'ont rien d'exceptionnel. Les états de siège de l'article 121 de la Constitution de 886 ne sont pas utilisés pour faire face à une guerre extérieure ou à une insurrection intérieure, mais pour endiguer les mouvements sociaux"   ).

Ces nombreuses dérives constatées font fortement douter de l'application du principe de proportionnalité, qui devrait théoriquement prévaloir dans la mise en oeuvre des états d'exception. C'est pourquoi, afin de limiter les risques afférents à une "dictature constitutionnelle", certains auteurs préconisent-ils de confier la décision de l'instauration de tels états à une autorité distincte de celle qui en assume la charge, à savoir l'exécutif. C'est le cas du politologue américain Clinton Rossiter dans son ouvrage fondamental, Constitutional Dictatorship   .

L'ouvrage de Marie-Laure Basilien-Gainche, d'une grande densité, représente donc une véritable somme universitaire sur la question de l'Etat de droit et ses limites aporétiques, les contradictions inhérentes qui le travaillent.

Effet de l'actualité oblige, on regrette simplement que l'analyse ne s'attarde pas davantage sur l'intensité des tensions induites contre l'Etat de droit par la lutte contre terrorisme (voire de "guerre perpétuelle contre le terrorisme" pour reprendre les termes très controversés de l'ex-président américain George W. Bush) : cette thématique spécifique fait l'objet d'un bref sous-chapitre dans la partie conclusive. L'auteur nous cite néanmoins la liste des mesures exceptionnelles prise par les Etats-Unis au nom des circonstances exceptionnelles.

Ce paradigme nouveau n'est-il pas le propre de nos sociétés de l'après-11 Septembre : "Toutefois, puisque l'ennemi à combattre est le terroriste qui peut être n'importe qui, n'importe où, n'importe quand ; puisque l'ennemi à combattre est le mal, la terreur, la tentation est d'instaurer des états d'exception à titre préventif de façon quasi permanente"   ) ?

Enfin, de façon moins spectaculaire mais beaucoup plus insidieuse sur le long terme, les nouvelles technologies, toujours plus performantes et intrusives, ne constituent-elles pas le nouveau paradigme, la nouvelle menace majeure pour l'Etat de droit, face auxquelles les mesures d'exception se révèleraient disproportionnés pour garantir certains droits fondamentaux aujourd'hui fragilisés ? A cet égard, la découverte du programme de surveillance américain "PRISM" met en jeu de nouveaux questionnements sur l'Etat de droit, ainsi que la différence de conception et de son étendue entre les principales nations occidentales...