Un recueil d’articles sur Jean Potocki et son fascinant “Manuscrit trouvé à Saragosse” qui s’attache à la thématique du voyage et met en valeur les multiples facettes de cette œuvre extraordinaire.

Jean Potocki et son Manuscrit trouvé à Saragosse sont désormais un cas d’école pour démontrer qu’une œuvre peut être tirée de l’oubli quasi total où elle avait disparu, et venir briller au panthéon des gloires de la littérature grâce au travail de bénédictin de quelques chercheurs passionnés.

Né en 1761, issu de deux grandes familles de la noblesse polonaise, les Potocki et les Poniatowski, Jean Potocki passe ses toutes premières années en Podolie (aujourd’hui en Ukraine), puis est élevé en Suisse, le français devenant alors sa langue de prédilection. Il épouse en 1785 Julia Lubomirska, issue de la famille des Czartoryski, et ils s’installent à Paris, où il fréquente les salons des Lumières. À partir de 1788, Potocki s’engage résolument pour l’indépendance de la Pologne ; en 1790, il retourne en France et assiste aux déboires de la Révolution française, ce qui a pour effet de l’éloigner de ses engagements précédents. Déçu par le partage de la Pologne, il se met au service des tsars : Catherine II, puis Paul I. Ce vagabondage politique ne s’arrête pas là, puisqu’il se dévoue ensuite au service des tsars, paradoxe suprême, et fera beaucoup pour asseoir l’expansion russe en Asie. Grand voyageur, Potocki aura voyagé à Malte, en Tunisie, en Sicile, en Italie, en Espagne, au Maroc, en Mongolie ; il publie des brochures d’ethnologie, des études de chronologie, de politique, des récits de ses voyages, des pièces de théâtre. Il se suicide en 1815 sur ses terres en Podolie, en nous laissant, outre l’image d’un touche-à-tout génial, une œuvre superbe : son unique roman, le Manuscrit trouvé à Saragosse.

Son amour et ses écrits sur le voyage, son identité européenne, multiple, mais éclatée, les légendes littéraires qui l’entourent (il est dit que Potocki se serait suicidé en chargeant son fusil avec le bout d’une théière en argent, bout qu’il aurait limé inlassablement jusqu’à ce qu’elle puisse se loger dans le canon du fusil), tout cela fait que cet “homme de grand talent, mais tête exaltée et fieffé propagandiste” (selon l’ambassadeur d’Espagne à Paris, le comte Fernan-Nuñez) ne pouvait qu’être un auteur de prédilection pour les études littéraires de nos jours. En témoignent de récents ouvrages et événements, notamment la publication d’une nouvelle édition critique du Manuscrit par Dominique Triaire et François Rosset   . Le terme de “nouvelle édition” étant finalement assez trompeur, puisque c’est la seule véritable édition complète et authentique, et qu’elle nous propose deux états sensiblement différents du texte. En témoigne aussi ce recueil d’articles, qui se propose d’examiner l’œuvre et la vie de Jean Potocki sous l’angle de la “pérégrination”. C’est, on le devine, un concept bien large, et qui se veut tel.

Une série d’articles sont consacrés aux pérégrinations de Potocki, à ses nombreux voyages de par le monde. Dominique Triaire analyse cosmopolitisme et conception de la nation chez Potocki, en reliant cela à son expérience du voyage. Il démontre ainsi, par exemple, que si Potocki reprend de nombreux clichés sur l’Espagne et l’Espagnol, il démonte leur mécanisme et par là vide de sens le concept de nation. Jean Potocki est envisagé ici d’une manière délibérément moderne. “Le génie de la Nation auquel croiront tant, et à quel prix, le XIXe, puis le XXe siècle, n’était pour Potocki qu’une chimère, comme l’amour idéal ou l’honneur sourcilleux. Pour lui, les hommes ne faisaient qu’un et leurs droits ne pouvaient être qu’universels”, écrit Dominique Triaire.

Une étude de la pérégrination appelle aussi l’analyse d’une poétique du récit de voyage, et c’est à quoi s’attelle François Rosset, en nous présentant de nombreuses citations de Potocki qui, souvent, ont la saveur d’un Nicolas Bouvier. Il n’est que de citer ce bel exemple : “Je termine ici la relation d’un voyage que je n’ai point regardé comme une entreprise dont il dût résulter beaucoup d’instruction, mais plutôt comme une partie de plaisir, une promenade dans une autre partie du monde, un changement de paysage, de ciel et de nature, un projet d’écouter le silence des déserts, les bords agités de la mer, et d’y reporter ma pensée au milieu de ces monuments des anciennes rêveries. Ne rien faire est une occupation si douce qu’il est bien permis de chercher à la varier et à la rendre plus agréable encore. Or les déserts et les orages, le gros temps et ses sifflements aigus, les paysages et la nature, voilà les vrais domaines du rêveur solitaire”   . Comment ne pas repenser à L’Usage du monde qui fête cette année le cinquantenaire de sa publication ? “Fainéanter dans un monde neuf est la plus absorbante des occupations”, écrit Nicolas Bouvier   .

D’autres articles s’éloignent du thème du voyage “réel” et examinent la pérégrination spirituelle. Un article lumineux de Luc Fraisse explore les rapports possibles entre Leibniz et le Manuscrit, et aboutit entre autres à une comparaison entre la théorie leibnizienne et la structure du roman de Potocki.

Une dernière série d’articles enfin examine ce que l’on pourrait appeler les “pérégrinations intertextuelles”, et l’on y trouvera des comparaisons entre Potocki et l’Oulipo, Wojciech Has, Krzysztof Rudowski, ainsi qu’un élargissement inattendu vers la musique, avec un article de Frédéric Sounac. Marek Dębowski présente une belle étude de l’œuvre de dramaturge de Potocki.

En somme, ce recueil “pérégrinant” apporte de nombreuses contributions d’un grand intérêt à l’étude de Jean Potocki, et une de ses nombreuses qualités réside précisément dans la grande variété des sujets abordés. Quoique certains articles soient un peu courts et nous laissent sur notre faim sur des thèmes pourtant prometteurs, c’est un bel hommage à la diversité encore à peine défrichée (et déchiffrée) de Jean Potocki et son œuvre