Comment justifier une philosophie de la qualité de la vie, de son unité et de sa totalité, à l’époque de la pluralité, de la multiplicité et de la dispersion revendiquées ?

Le point de départ de la réflexion de l’auteur se trouve au cœur de notre époque. Il nous renvoie à l’opposition des postmodernes et des modernes, implicitement, car ces termes ne sont pas prononcés. Ils revêtent ici l’aspect d’un conflit entre la " qualité de la vie " et la " vie dissoute ". Et si la vie dissoute ressemble fort à notre époque, la " qualité de la vie " serait la réponse de l’auteur à la dissipation du présent. Il prend alors la plume pour donner forme et corps à cette notion de " qualité " de la vie.

Il commence par lui donner une forme à partir de la philosophie grecque, et de ce qu’on appelait traditionnellement le problème de " la vie bonne ", devenu ici le problème de la " qualité de la vie ". C’est bien sûr Aristote, précise l’auteur, qui fait de la " qualité " l’une des catégories de la pensée (traduite ici en : satisfaisant, agréable, meilleur, supérieur, avantageux, excellent, bien, beau, sublime, ...). Cette conception de la qualité renverrait chez lui tout autant à la vertu qu’à l’excellence ou à la perception. En tout cas, elle concernerait aussi bien une œuvre d’art qu’un paysage, l’action qu’une personne, et certainement la vie et le mode de vie.

Ce point de départ concerne les Grecs anciens plus largement encore en ce qu’ils élaborent les valeurs de référence utilisées dans l’ouvrage : le bien, le beau, le vrai, le juste. On sait que les Grecs agencent ces valeurs en fonction de leur conception du cosmos, cet ensemble hiérarchisé qui a pour caractéristique " ordre et beauté ". L’auteur aurait pu renvoyer aussi à la conception hindouiste du monde, voire au Tao antique. Mais ce n’est pas le problème central soulevé par lui. Son problème : la modernité n’agence plus ces valeurs les unes par rapport aux autres ! Elle les sépare et ne les relie plus que formellement. Elle a poussé la séparation tellement loin que la vie humaine est désormais reliée plus fermement à la quantité qu’à la qualité. Dès lors, la question devient : comment sortir de la quantité pour retrouver la perspective de la qualité, mais dans un monde moderne et démocratique et non plus dans l’ordre d’un cosmos ?  
   
Professeur de philosophie au Canada (Québec), l’auteur souhaite donc reprendre à nouveaux frais cette question de la qualité de l’existence humaine. A la manière de quelques autres philosophes modernes (il cite notamment Friedrich von Schiller, puis Martin Seel), il veut ré-unifier les catégories séparées par la modernité.  Mais pas selon leurs logiques. Il soutient que c’est méconnaître la nature profonde de l’esthétique (le beau) et de l’éthique (le bien) que d’en faire des antagonistes radicaux, aussi bien que de les amalgamer sans approfondissement critique. Aussi veut-il au moins faire surgir un lien souterrain entre elles, tout en les liant à la vie, afin de retenir nos existences d’aller à vau-l’eau. C’est même, ajoute-t-il, le caractère flexible et organique de l’expérience esthétique – ainsi que la capacité de l’art à mettre en scène des possibilités variées d’existence – qui en fait une " échoppe précieuse " pour la réflexion éthique et morale.

Autrement dit, il ne veut pas retomber dans le principe ancien de la hiérarchie – il reste moderne -, mais il ne veut pas de leur séparation sous l’égide de la raison instrumentale. Entre ces deux voies, il ne veut pas non plus céder à une simple cohabitation des valeurs, lui préférant les voies d’une interaction. La question est donc celle-ci : comment relier subtilement la vie (qui est pulsion), le beau (qui est qualité) et la morale (qui est idéal supérieur) à une époque de consommation effrénée, et de mépris pour la morale et la cité, dans l’individualisme ? 

Cette option est néanmoins défendue à partir d’un principe ancien : nous devrions entrer en quête d’unité (des valeurs, de nous-mêmes, du monde, de la cité). L’idéal d’une vie unifiée revient chez lui comme un leitmotiv. Ce qui impose de se heurter de front au monde contemporain, dont il relève que l’on y revendique la diversité, la pluralité, voire l’éclatement. Dès lors, " en quoi l’expérience esthétique peut-elle encore servir de modèle d’une vie de qualité ou même constituer un paradigme de pensée pour l’éthique ? ".
   
L’auteur part donc à la recherche des éléments constitutifs d’une vie de qualité. Il centre son analyse sur les expériences vécues, pensant que la solution du problème se trouve dans l’approche de l’expérience, mais d’une expérience intégrale (globale, totale, unifiée). Il modifie même cette orientation pour lui donner le sens d’une poétique de l’expérience. Pourtant, le sommaire de l’ouvrage est livré à des " variations " (Ricoeur, Dewey, Guyau, Bergson, Emerson, Kitano, Dufrenne, Nussbaum, ...) dont les justifications ne sont d’ailleurs pas toujours données. L’auteur aurait d’ailleurs mieux fait d’intituler son ouvrage : " Poétiques de l’expérience " (au pluriel plutôt qu’au singulier), ce qui aurait au moins précisé d’emblée aux yeux du lecteur que l’exploration entreprise renvoyait à une série de descriptions de positions philosophiques, afin de puiser ça et là des éléments pour construire les critères de qualité de l’existence dont il veut nous faire part.
   
Le point de départ, dans le chapitre I, ne fait donc l’objet d’aucune précision (quant au choix). Nous sommes propulsés dans l’herméneutique de Paul Ricoeur, sans autre justification que celle de rappeler que cette philosophie est bien une philosophie de l’action humaine et que son thème central est celui d’une existence humaine conçue comme œuvre ouverte. Ce sont donc les notions d’œuvre, d’action et d’imagination qui viennent en avant, à l’encontre des définitions de l’œuvre humaine comme œuvre fermée. Ricoeur développe en effet le rapport entre le sujet agissant, capable de narration de soi, en relation avec autrui et le monde. Ce qui intéresse l’auteur est cette idée que la véritable subjectivité est indissociable de la narration de soi, créant l’histoire, et établissant les conditions d’une raison d’être. Autrement dit, il met en avant les passerelles entre le discours esthétique et la réflexion éthique. Il faut cependant surmonter un long exposé de la pensée de Ricoeur pour arriver au but : Ricoeur aurait rallié le camp des philosophes qui veulent réhabiliter le thème de la " vie bonne " (avec  Alasdair MacIntyre et Martha Nussbaum), à l’encontre de toutes les morales modernes du devoir. Sa question aurait été : qu’est-ce qu’une vie digne d’être vécue ? Il ne s’agit plus de respecter les lois et les règles (l’ennemi serait donc Immanuel Kant), mais de revendiquer une capacité d’imaginer des modèles pour agir, et des évaluations, voire une " création de soi ". Et l’auteur de conclure que c’est en vertu de ce désir de vie bonne que la dimension poético-esthétique de la vie rejoint la requête fondamentale de l’éthique. Par ce propos, il faut entendre que le travail poético-esthétique permet d’unifier en nous les phases d’expériences éparses. Unification et intégration deviennent ainsi les premiers critères de la qualité de la vie bonne.
   
Nous passons maintenant à John Dewey, pour insister sur deux choses : l’existence temporelle de l’individu et la qualité de l’expérience. Ce philosophe est désormais mieux connu en France, après les traductions de ses ouvrages par Joëlle Zask. Sa maxime la plus répandue : l’apprentissage par la pratique (Learning by doing). C’est donc la notion d’expérience qui devient ici centrale. L’être humain pour Dewey vit dans et avec un environnement, il est être-en-relation  (environnement, les autres), interaction et transaction continuelles. Le pragmatisme de ce philosophe américain fait de l’interaction – association, communication, participation – le moment qualitatif central de l’existence humaine (agréable-désagréable ; influence sur l’avenir). Toute expérience humaine – relationnelle, dynamique et non mécanique - possède même une dimension esthétique (qualitative), si on suit l’auteur qui mue cette qualité en support d’une perspective holistique (puisqu’il se lance à la recherche de ce paramètre, quoique prudent sur les risques de totalisation et du relativisme). Ce qui fait cette qualité, c’est le sens des passages du temps, de la perception de périodes de transitions. L’expérience esthétique, qualitative, n’est pas uniquement sentie, préréflexive, elle est aussi cognitive : " L’art comme expérience est un prolongement de la tendance humaine à vouloir donner un sens à notre expérience, à unifier le divers, et à relier notre monde personnel particulier au monde plus large de la condition humaine universelle ". L’auteur poursuit surtout chez Dewey la justification du refus de séparer l’art et la vie. De là, ce qu’il retient : "  Il va sans dire que Dewey cherche à la fois à mettre en évidence la continuité de l’expérience et à faire ressortir le caractère problématique, voire anesthésiant, de la société moderne ". Et il rattache cela à l’idée complémentaire d’une attitude expérimentale dans l’existence. Qu’il s’agisse donc d’art ou d’éthique, l’expérience aurait le mérite d’unifier le sujet, d’instaurer un équilibre entre les hommes et de promouvoir un commerce actif et respectueux afin de favoriser une meilleure vie.
   
En ce point, les critères de la vie bonne, puisés chez les uns et les autres, en donnent le portrait suivant : une vie de qualité est une vie d’unification et d’intégration, d’équilibre intersubjectif, et de commerce actif entre les hommes.
   
Passant alors par Ralph Waldo Emerson, l’auteur conquiert un nouveau critère de la vie bonne : ne pas céder à l’instant, ne pas chercher des solutions immédiates à nos problèmes, mais laisser ouverte la voie d’une perpétuelle réinterprétation et réévaluation de notre condition. Ce chapitre est aussi classique que les précédents. Il est essentiellement constitué d’une synthèse de la philosophie d’Emerson.    
   
Plus original est le chapitre 4, consacré à Jean-Marie Guyau et accessoirement à Friedrich Nietzsche. Ce qui intrigue – pour des ouvrages destinés au grand public – c’est ce détour par un philosophe qui n’est connu que des spécialistes, à défaut d’être très lu. Guyau est donc, comme les autres philosophes cités, engagé dans l’opération de l’auteur : organiser la reconvergence du beau et du bon, si possible avec la vie. Guyau est choisi pour l’exposé de sa loi de la " fécondité morale " : " Développe ta vie dans toues les directions, sois un individu aussi plein que possible en énergie intensive et extensive ; pour cela, sois l’être le plus social et le plus sociable ". Cette loi, chez Guyau est assortie d’un impératif moral : " Actualise en toi la vie sous toutes ses formes ". Sur ces objectifs, Guyau relie l’art et la vie, après avoir condamné les morales de devoir et de sanction. Non seulement devant une œuvre (le beau), nous sommes saisis d’un sentiment d’existence augmentée ; mais encore la vie est le grand stimulant de l’art, et l’art est un stimulant de la vie. Si la vie est intensité et expansion, alors, il faut que la qualité (le beau) se fasse aussi ouverture et réalisation de la vie. Puisque l’art donne le sentiment immédiat de la vie la plus intense et la plus expansive, l’art est bien l’élément central d’une qualité de l’existence. En un mot, chez Guyau, la qualité (le beau : ouverture et réalisation) ne s’oppose pas à la morale, mais est plutôt un facteur de l’émergence d’une relation éthique à l’autre. La plénitude d’une expérience esthétique conduit à la morale, et permet de développer sa vie dans sa globalité.
   
Chaque passage au-dessus d’une philosophie permet à l’auteur d’approfondir sa perspective, même si pour le lecteur l’impression est un peu différente. Malgré la solidité des exposés, ils demeurent alignés les uns à côté des autres, sans qu’on ressente autre chose qu’un sentiment de répétition et sans que les critères de la vie bonne retenus soit foncièrement différents. La fin du parcours, après que l’auteur eut encore passé Bergson, Kitano, Dufrenne, Nussbaum en revue, revient sur le problème de manière plus synthétique, mais du coup, trop peu développée. L’auteur voulait donc interpréter la vie humaine à partir de la profonde complémentarité entre les aspects esthétiques et éthiques de l’existence. Il voulait insister sur la dimension qualitative-relationnelle de l’expérience vécue. Et il prétendait montrer que la qualité constitue l’étoffe même de l’expérience de la vie. Quels sont les résultats de cette recherche ? L’auteur l’affirme : " Il ne fait pas de doute que la qualité fait partie intégrante de notre expérience ". Qualité des produits, qualités des relations, qualité de œuvres, la qualité traverse toute notre expérience. Mais notre situation est aussi vouée à la quantité, qui finit par masquer la qualité.  Notre rôle éthique aujourd’hui devrait donc consister à soumettre à un examen critique toutes prétentions à la qualité : technologies, décisions, finalités, idéaux régulateurs, ... A quoi s’ajoute la nécessité de retrouver notre co-naturalité avec la nature. La nature ne doit plus être opposée à l’homme et à la culture (vieux thème désormais). En un mot, nous devons reconstruire un " souci de la qualité ", dont le moteur serait le jugement esthétique. Un souci qui, au demeurant, serait partagé par tous les hommes. Le terme de l’ouvrage est, sur ce plan, plus lyrique que le commencement, et se déploie autour de Hans Jonas, Edgar Morin et Hilary Putnam.